Au croisement de l’archéologie, de la sociologie, de l’histoire de l’art, de la philosophie et de l’anthropologie, l’empreinte et la trace font œuvre de mémoires individuelle et collective dans une perspective anachronique qui joue avec la porosité des frontières temporelles. L’empreinte et la trace se placent donc dans le champ discursif de la rémanence et de la survivance, concepts chers à Georges Didi-Huberman. Au niveau technique, toutes deux engagent la mémoire dans une perspective indicielle jouant sans cesse avec la présence et l’absence de l’objet de référence. C’est ainsi que le négatif et le positif, le vide et le plein, l’unicité et la reproductibilité se confrontent autant qu’ils se nourrissent. L’empreinte et la trace trouvent chez Andrée-Anne Carrier, Alexia Laferté Coutu, Annie Charland-Thibodeau et Annie Conceicao-Rivet, des pistes fécondes qui renouvellent notre vision du patrimoine, à la fois artistique et architectural.

Andrée-Anne Carrier procède par inversion, d’une part pour donner ses lettres de noblesse au domaine de la construction, d’autre part pour planter la statuaire classique dans le quotidien, voire le domestique. Ainsi, l’artiste renverse-t-elle les codes du sacré avec ceux du banal, dans une expression artistique qui ne manque pas d’humour. Dans l’œuvre L’Architecte des curiosités rencontre la jeune fille au chapeau, il est difficile de voir la statue colorée insérée, à l’envers, dans un cube de plâtre crayeux. Témoin d’une urbanité froide et uniforme, ce cube l’aurait-il engloutie? Au détour de l’œuvre, le spectateur pourra apercevoir les personnages enfouis, faisant presque l’expérience d’une découverte archéologique. L’œuvre Gagnant. Perdant. Tricheur. présente une série de trophées trempés dans un mélange de céramique liquide et de sable, substance réfractaire servant dans le processus de moulage à la cire perdue et utilisée pour la coulée du bronze. Cette substance sablonneuse. ne peut que faire penser aux amphores antiques couvertes d’une épaisse couche d’argile. Mais sous le revêtement poreux, pas question de bronze; les trophées sont en plastique. Ces reliques contemporaines ne présenteraient-elles pas un patrimoine matériel et immatériel en devenir?

Alexia Laferté Coutu ancre également son propos dans des perspectives patrimoniale et architecturale, mais en utilisant le bâti historique. Ses œuvres sont autant d’empreintes qui se nourrissent d’un lieu spécifique et d’un moment précis. Avec ce nouveau corpus en verre coulé, c’est le Londres du milieu du XIXe siècle qu’elle révèle. En se promenant dans la ville, l’artiste fut séduite par des fontaine à boire de l’époque victorienne, conçues dans une perspective rédemptrice à la suite de l’épidémie de choléra de 1853. En appliquant de l’argile sur certaines parties de ces mobiliers urbains, à la manière d’un cataplasme, « thérapeutique ancienne qui consiste à appliquer sur une partie du corps un mélange d’argile et de plantes ayant la propriété d’absorber les toxines »1, elle pose alors un geste indiciel, riche et singulier. Son geste curateur rejoint donc l’histoire même de la fonction du monument sur lequel il est appliqué. Ces empreintes ont été par la suite moulées, avant d’y couler du verre, redoublant la vocation esthétisante d’un objet à la fois architectural et sculptural qui ponctue la cartographie de la ville.

Architecture et territoire trouvent aussi chez Annie Charland-Thibodeau des pistes de réflexion fécondes. L’exploration d’anciennes carrières et. la collecte de fragments de granit issus de monuments détruits par l’homme sont le point de départ de sa démarche artistique. Dans la série Les étendues, l’artiste évoque un processus de transformation de la pierre, tantôt laissée à l’état brut, tantôt polie par l’artiste. Ce lien entre nature et artifice, mais aussi entre passé et présent, appelle un acte mémoriel. Mélange de poésie et d’intuition, ces « faux vestiges »2 sont de nouveaux bâtis qui apportent une réflexion sur le territoire, à la fois matériel et immatériel. De plus, l’artiste porte un regard sur l’espace et la mise en espace grâce à un travail in situ. C’est ainsi que « des échos se tissent en aller-retour entre les spécificités du lieu d’accueil et les ajouts construits pour l’installation »3. En collectant la matière brute, en l’altérant puis en la restaurant dans un nouveau lieu, elle nous entraine dans une narration équivoque et chargée de mystères.

Annie Conceicao-Rivet engage quant à elle un dialogue entre le verre et le cuivre, deux matières rarement mises en présence. Un certain lâcher-prise s’impose alors à l’artiste. Rien ne sert d’anticiper la forme que les sculptures prendront; les matières dictent leurs règles dans un travail d’empreintes et de superposition de couches. Le corpus présenté propose entre autres une rencontre entre des plaques de cuivre gravées que l’artiste a récupérées dans son atelier de gravure et du verre thermoformé qui constitue l’objet de récentes recherches initiées par son projet Chercher à effacer la lumière. Les œuvres de ce corpus poussent les limites physiques du verre afin d’observer sa réaction au contact des plaques. Comment s’adapte-t-il au cuivre? Comment compose-t-il sa propre empreinte à partir de celle d’un autre matériau? Il y a derrière ce travail de prise de forme une volonté de rendre visible l’invisible, mais aussi de faire œuvre de mémoire. Plus que cela, l’union entre ces deux matériaux permet à la matière de se révéler, voire d’apparaître sous une nouvelle forme et d’évoquer une nouvelle matérialité.

En posant un geste dans la matière, en y laissant leur trace, Andrée-Anne Carrier, Alexia Laferté Coutu, Annie Charland-Thibodeau et Annie Conceicao-Rivet font œuvre de mémoire. Entre mémoire collective et mémoire quasi cellulaire, les artistes participent à la redéfinition, si ce n’est au renouvellement, d’une histoire matérielle et immatérielle de la matière et réaffirment la place du patrimoine bâti et artistique comme un ancrage atemporel de notre humanité.

– Charline Giroud et Émilie Granjon, commissaires

(1) Démarche de l’artiste

(2) Ibid

(3) Ibid