De l’utilité des artistes
Pour emprunter les mots de l’économiste Milton Friedman, figure influente des milieux conservateurs et libertariens américains, une crise, qu’elle soit actuelle ou perçue, a le potentiel de produire une réelle transformation sociale; lorsqu’elle survient, les actions entreprises dépendent notamment des idées qui traînent dans l’inconscient social1. Suivant ce présage, ou cet avertissement, quelle transformation sociale peut-on espérer ? Une telle entreprise de déplacement du sens commun a de meilleures chances d’opérer progressivement si nous reprenons contact avec le potentiel émancipatoire des arts. Il s’agit peut-être là d’un enjeu important du travail des artistes : expérimenter des alternatives aux modes de vie existants, les maintenir vivants et disponibles jusqu’à ce que le politiquement impossible devienne inévitable. L’art comme vecteur du progrès est un programme ambitieux, certainement pas nouveau; or je crois qu’il est toujours possible grâce à l’entretien d’amitiés, à l’intégration d’une pensée et d’une pratique contre-hégémonique, ainsi qu’en réimaginant nos futurs collectifs.
Actio in distans
Au moment où les sociétés doivent négocier les modalités d’une distanciation sanitaire des corps, nous pourrions voir les arts en tant que territoires des amitiés inclusives. En introduction de l’essai Règles pour le parc humain (2000), réponse à la Lettre sur l’humanisme de Heidegger, le philosophe Peter Sloterdijk souligne comment l’édification d’une pensée humaniste s’est appuyée sur l’entretien d’amitiés à travers le temps. « Que ceux qui expédient des messages ne soient pas en mesure de prévoir qui en seront les réels destinataires fait partie des règles du jeu de la culture écrite. Les auteurs s’embarquent dans l’aventure, pourtant, et mettent en circulation leurs lettres à des amis non identifiés2. » Il en va de même pour les arts visuels où les œuvres sont bien souvent destinées à un public dont l’identité est symptomatiquement inconnue des artistes. En suivant la pensée de Sloterdijk, nous comprendrons que la création permet sans doute de rejoindre, en addition de nos contemporains, toute une communauté de filiation qui n’existe pas encore. « Du point de vue érotologique, cette amitié hypothétique entre ceux qui rédigent des livres ou des lettres et ceux qui les reçoivent représente un cas d’amour à distance – tout à fait dans l’esprit de Nietzsche –, pour qui l’écriture a le pouvoir de transformer l’amour du prochain – et du proche – en amour pour une vie inconnue, lointaine et future3. »
Sloterdijk ajouterait que la création jette non seulement un pont entre « des amitiés déjà établies bien que géographiquement éloignées, mais [qu’]elle lance [aussi] une opération vers l’inconnu, actionne la séduction sur le lointain, ce que dans le langage de la magie de la vieille Europe on appelle actio in distans visant à reconnaître l’ami inconnu et à l’inviter à se joindre au cercle4. » Les artistes sont rarement en mesure de comprendre l’étendue des signaux amicaux qui sont communiqués à travers leurs œuvres et donc de saisir l’importance que ces dernières ont dans la vie des publics qui les reçoivent. Les œuvres agissent comme des intermédiaires, empruntant une certaine polysémie du langage pour avoir action dans le monde physique; une action alchimique sans doute. Encore s’agit-il de sécuriser les conditions matérielles à la création, d’entretenir l’espace d’attention nécessaire à sa réception et surtout d’étendre le cercle des personnes y étant invitées.
Il s’agit peut-être là d’un enjeu important du travail des artistes : expérimenter des alternatives aux modes de vie existants, les maintenir vivants et
disponibles jusqu’à ce que le politiquement impossible devienne inévitable.
Liberté synthétique
Sous quels critères « l’utilité » des artistes est-elle déterminée ? Comment leur travail pourrait-il être rémunéré adéquatement ? Il est révélateur de voir comment, avec l’épidémie de COVID-19, le terme de travailleur essentiel s’est imposé dans le langage populaire. À juste titre, l’attention est d’abord portée au personnel soignant. Or, au moment où l’on tente d’étendre à qui s’appliquerait le qualificatif « essentiel », on retombe vite dans les dictats de l’économie. Selon la philosophe américaine Nancy Fraser : « notre crise générale est une crise d’hégémonie. […] Les idées indispensables pour ce constat viennent d’Antonio Gramsci. L’hégémonie est le terme qu’il emploie pour désigner le processus par lequel une classe dirigeante fait apparaître sa domination comme naturelle en installant les présupposés de sa propre vision du monde en tant que sens commun de la société dans son ensemble5. »
Suivant la pensée de Gramsci, l’hégémonie néolibérale est constituée autour de deux composantes normatives essentielles : la distribution et la reconnaissance (recognition6). Dans le premier cas, la distribution représente la circulation du capital au sein d’une société, ce qui revient à identifier qui peut légitimement recevoir un salaire, pour quel travail et en quelle mesure. Le principe de reconnaissance traite quant à lui de la distribution symbolique du respect ou de l’estime. Notons que des politiques progressistes de reconnaissance ou de représentativité peuvent servir à cacher l’absence de politiques de distribution qui seraient réellement bénéfiques aux communautés concernées : « S’appuyant sur les forces progressistes de la société civile, les néolibéraux ont diffusé une philosophie de reconnaissance qui était superficiellement égalitaire et émancipatrice. Au cœur de cette éthique se trouvaient des idéaux de diversité, d’empowerment des femmes, de droits LGBTQ+, de post-racisme, de multiculturalisme et d’environnementalisme. L’égalité signifiait la méritocratie7. »
Une lecture succincte des fondements de l’hégémonie néolibérale permet de mieux saisir les questionnements internes qui traversent actuellement le milieu culturel. Défendre uniquement la culture en pointant les retombées économiques qu’elle génère revient à concéder que sa valeur n’a d’égale que son habilité à reconduire l’hégémonie qui, pourtant, la mine. Concrètement, la précarité financière des artistes, la disparition des ateliers ou l’accès restreint au financement public poussent à entretenir une vision compétitrice de la création. En apparence, un système de mérite partage les artistes qui pourront poursuivre leur travail de celles et ceux qui seront refoulés aux marges. La socialisation devient du networking; la création une forme sophistiquée de branding.
Lorsque Sloterdijk relate l’histoire de l’Occident de l’après-guerre et l’érosion subséquente des modes de transmission de la pensée humaniste, voire de la désirabilité de cette dernière, le philosophe fait valoir la nécessité d’un projet d’auto-éducation, indiquant qu’il faudrait s’inquiéter de l’absence d’un tel projet au XXIe siècle. N’est-ce pas là une considération particulièrement pressante en temps de crise ? Comment envisager de nouvelles perspectives pour la modernité, axées autour des idéaux de l’écologisme, du progrès, de la raison, de la liberté et de la démocratie ? Qui seront les porteurs de ces idéaux ? Je propose de reconnaître l’impasse qui se poursuivra si nous acceptons de taire l’infiltration de la pensée néolibérale dans la définition et le sous-financement de la culture. Plutôt que de nous contenter d’une économie de survie, réclamons-nous des mouvements populistes et progressifs de redistribution. Nous parlerons ici de participer à la construction et à la circulation d’un réel projet contre-hégémonique; et non plus à l’aménagement de bulles de résistance ou d’émancipation, aussi fragiles et cosmétiques puissent-elles se révéler. Dans l’essai Inventing the Future, Postcapitalism and a World Without Work (2015), Nick Srnicek et Alex Williams rappelleront que « la liberté est une entreprise synthétique, non pas un cadeau naturel8 ». Les auteurs expriment ici un malaise, c’est-à-dire que la liberté individuelle demeure un concept limité à son cadre matériel. Soyons réalistes de reconnaître que sous le capitalisme néolibéral, la réelle émancipation ne s’est réalisée que pour une classe sociale de plus en plus restreinte. La poursuite d’un projet contre-hégémonique vise notamment à maximiser les libertés synthétiques pour toutes et tous, à tendre vers le déploiement de notre horizon collectif. Dans cette perspective, nous aurions à repenser complètement
notre rapport au temps libre, au travail et au salariat.
Encore aujourd’hui, le travail des artistes inclut principalement des actions pour lesquelles aucun salaire n’est considéré comme justifié. Ce travail invisible comprend des formes de recherche, d’éducation, de soin, de travail domestique, émotionnel ou de reproduction de la société. Non exclusives aux activités des artistes, ces formes de travail non reconnues par un revenu touchent de manière disproportionnée les femmes et les groupes minoritaires. À ce titre, l’implantation de mesures économiques progressistes telles que le revenu minimum universel ou le « salaire à vie9 », pour ne nommer que celles-ci, offre des avenues à considérer pour étendre la définition du travail socialement nécessaire. Bien entendu, toute société contemporaine doit laisser place à une éthique du travail en valorisant le devoir de faire œuvre utile pour autrui et non pas que pour soi-même. Comme le souligne l’économiste Philippe Van Parijs lors d’un entretien avec l’artiste Hannah Black, le revenu minimum universel « ne se débarrasserait pas d’un devoir d’utilité sociale. Au contraire, puisqu’il élargit l’éventail des activités socialement utiles, rémunérées ou non, ouvertes à ceux qui en ont le moins; il renforce la légitimité d’un tel devoir moral10. »
Les fruits du besoin et du désir
Il faut savoir reconnaître les signes qui ne trompent pas : la crise actuelle est une caractéristique interne et inévitable du capitalisme tardif. Comment, nous, les artistes, les commissaires, les historiens, les médiateurs et les travailleurs de la culture pourrons-nous nous positionner, au-delà du langage visuel qui nous lie, en tant qu’alliées et alliés, guides et visionnaires pour un imaginaire post-capitaliste ? Ce n’est pas tant que l’art contemporain soit apolitique, bien au contraire. Les artistes jouent déjà un rôle essentiel dans l’analyse critique de leur époque. Il s’agit plutôt ici d’une lettre que je transmets aux amies et aux amis pour que nous continuions à paver les voies du futur. Notre utilité sera sans doute révélée par l’actualisation d’un imaginaire utopique permettant de repenser nos structures sociales, économiques et technologiques. En annexe d’une réédition du célèbre texte Utopia de Thomas More, publié pour la première fois en 1516, China Miéville rappelle que l’utopisme n’est pas motivé par l’espoir, encore moins par l’optimisme, l’utopisme émerge du besoin et du désir11.
Amies et amis, réclamons notre temporalité naturelle : le futur. L’utopie que nous mettrons en mots, en images et en formes puisera son énergie dans le déplacement du sens commun. Soyons sensibles, soyons habiles à capter et à amplifier le désir de transformation du monde. Mais ne nous faisons pas d’idées, un tel projet rencontrera de l’indifférence, de la friction, voire de l’hostilité. Peut-être s’agit-il là d’un indice de l’utilité des artistes et de leurs œuvres pour le futur, celui d’entretenir une certaine indésirabilité. Je terminerai en soulevant ces quelques mots que Deleuze nous a offerts lors de la conférence L’art et les sociétés de contrôle : « Quel est ce rapport mystérieux entre une œuvre d’art et un acte de résistance ? Alors que les hommes qui résistent n’ont ni le temps, ni parfois la culture nécessaire pour avoir le moindre rapport avec l’art. […] Tout acte de résistance n’est pas une œuvre d’art, quoique d’une certaine manière il en soit. Toute œuvre d’art n’est pas un acte de résistance et pourtant d’une certaine manière, elle l’est12. »
(1) Milton Friedman (1962/2002), Capitalism and Freedom, Chicago, University of Chicago Press, p. ixv.
(2) Peter Sloterdijk (1999), Règle pour le parc humain, Paris, Éditions Mille et une nuits, coll. « La Petite Collection », p. 8 (trad. O. Mannoni).
(3) Ibid., p. 11
(4) Ibid., p. 12
(5) Nancy Fraser (2019), The Old is Dying and the New Cannot Be Born, Londres, New York, VERSO, p. 13 (trad. libre).
(6) Ibid., p. 14.
(7) Ibid., p. 15.
(8) Nick Srnicek et Alex Williams (2015), Inventing the Future, Postcapitalism and a World Without Work, Londres, New York, VERSO, p. 82 (trad. libre).
(9) Bernard Friot (2012), L’enjeu du salaire, Paris, La Dispute, 203 p.
(10) Philippe Van Parijs et Hannah Black (17 avril 2020), Basic Instinct, Hannah Black and Philippe Van Parijs discuss Universal Basic Income, ARTFORUM (trad. libre).
(11) China Miéville (2016), Close to the Shore dans T. More (1516/2006), Utopia, Londres, New York, VERSO, p. 6.
(12) Gilles Deleuze (17 mars 1987), L’art et les sociétés de contrôle, extrait de la conférence Sociétés de souveraineté / Sociétés disciplinaires / Sociétés de contrôle / Actes de résistance, donnée dans le cadre des Mardis de la Fondation.