Que ce soit les créateurs ou le public, le milieu culturel s’est recroquevillé dans une hibernation forcée dont les répercussions seront plus catastrophiques que ce que l’on souhaiterait. Les murs de notre lieu de vie deviennent les parois d’une caisse de résonance pour nos inquiétudes alors que le quotidien devient distordu par l’anxiété extérieure, mondiale. Comment conserver le dynamisme d’un milieu quand les échanges humains sont proscrits, surveillés, anxiogènes ? Quand on est limité à son chez-soi, la résidence artistique apparaît comme une contrainte de survie personnelle en période de pandémie, une nécessité plutôt qu’une opportunité. Avec ce transfert précipité d’une panoplie de pratiques artistiques vers le virtuel, est-ce que l’art sonore aurait un avantage ? Une offre culturelle qui se compresse en une expérience solitaire prête pour le téléchargement.

Le Centre Avatar de Québec a invité 29 artistes à cristalliser, si ce n’est un basculement de paradigme culturel, cet affaissement soudain. Le projet Repères se veut une série de résidences pour artistes isolés entre le 15 avril au 19 juin 2020 divisée en deux volets parallèles : 25 artistes ont réalisé des « miniatures » sonores d’environ trois minutes au compte de deux propositions par semaine; quatre autres résidents ont chacun eu droit à un mois pour réaliser des pièces longues reprenant le format habituel des excavations sonores1, soit d’une durée de 25 à 30 minutes. Résidence distanciée, exposition virtuelle ou compilation sonore, cette initiative réalisée dans l’urgence se dévoile au compte-gouttes sur la page qu’Avatar possède sur la plateforme de diffusion musicale en continu Bandcamp.

En entrevue avec casques d’écoute, Myriam Lambert, directrice générale d’Avatar, et Simon Elmaleh, directeur artistique, discutent de leur initiative qui met en évidence l’autonomie de l’art sonore par rapport aux structures de diffusion habituelles du milieu des arts visuels.

Julien St-Georges Tremblay (JSGT) – Avant l’isolement, comment perceviez-vous l’état du milieu des pratiques en art sonore au Québec ?

Myriam Lambert (ML) – C’est une grosse question… Avatar est l’un des premiers centres d’artistes au Canada dont le mandat est exclusivement de faire la diffusion et d’aider à la production d’œuvres d’art sonores et électroniques. Mais on voit une augmentation impressionnante des centres qui en proposent dans leur programmation2. Les postes audio dans les centres d’artistes deviennent monnaie courante; il y a la création de festivals comme le FIMAV (Festival international de musique actuelle de Victoriaville).

Simon Elmaleh (SE) – C’est difficile de l’évaluer sur une échelle mondiale, mais je le trouve bien vivant. Super actif. L’art sonore sert à beaucoup de médias, permettant un croisement des disciplines. [Sourire en coin] Il nous faudrait peut-être des états généraux de l’art sonore au Québec ?

JSGT  Cette flexibilité qu’ont les œuvres sonores à se conjuguer à différentes pratiques ne leur donne-t-elle pas un statut potentiellement accessoire ?

ML – L’art sonore est une discipline en soi qui peut s’accrocher, s’adapter à d’autres disciplines. Il est vrai que l’interdisciplinarité est de plus en plus présente, et l’intégration de plus en plus fréquente de l’art sonore à l’installation, ou à d’autres formes, en est un exemple.

SE – Dans ma pratique personnelle, je ne vois pas l’art sonore comme une discipline principale, mais plutôt comme une couleur dans ma palette. Je pense qu’il y a beaucoup plus d’artistes transdisciplinaires que d’artistes disciplinés. C’est vrai qu’il y a des exemples d’œuvres sonores qui ont une facette plus décorative, mais ce sont une discipline et un contexte avec lesquels on peut vraiment donner une expérience complète.

Avec ce transfert
précipité d’une panoplie de pratiques artistiques vers le
virtuel, est-ce que l’art sonore aurait un avantage ? Une offre culturelle qui se compresse en une expérience solitaire prête pour le téléchargement.

JSGT – La quantité d’artistes invités fait de Repères une initiative ambitieuse. Est-ce que l’idée était déjà dans l’air de la programmation d’Avatar avant le confinement ?

SE – Avec les annonces de confinement et les mesures mises en place, nous avons dû recadrer la programmation du printemps très rapidement. En discutant entre nous, l’idée est venue d’imaginer un projet de création à la maison, parce que l’art sonore permet facilement ce genre de projet, plus que d’autres disciplines. Rapidement, le questionnement autour du nombre d’artistes s’est imposé. Est-ce que l’on contacte peu d’artistes et on leur commande de gros contrats de création ? Ou alors en contacter beaucoup pour leur offrir un bon cachet, mais moins qu’une résidence complète ? Supporter le plus d’artistes possible était pour moi la bonne réponse.

ML – Le critère de sélection principal a été d’aller chercher des artistes québécois de qualité. On s’est dit que ça pourrait être intéressant de s’inspirer du principe des excavations sonores pour inviter les artistes à réaliser une œuvre dans un court laps de temps. Les excavations sonores sont diffusées normalement sur le Web et sur les ondes radiophoniques locales et internationales.

SE – Ça nous apparaissait comme une opportunité de réaliser notre mission qui est de soutenir les artistes. Les soutenir financièrement et les aider à pratiquer leur discipline. La plateforme virtuelle est déjà utilisée par Avatar, la seule chose qui change pour ce programme, c’est que les artistes ne sont pas invités à venir dans le studio. C’est aussi rare qu’il y ait une thématique sur laquelle autant de créateurs travaillent en même temps.

ML – Cette transition vers la diffusion Web amène un ensemble de questions concernant les droits d’auteurs. Le départ en trombe a signifié aussi une réadaptation, notamment d’autres discussions avec les centres d’artistes canadiens à identifier les procédures administratives et légales adéquates. Nous avons été généreux avec les artistes, mais il faut tout de même réfléchir à ce qu’implique cette migration.

JSGT – Quelles directions prennent ces droits d’auteurs ? L’échelle est un peu disproportionnée, mais l’actualité est traversée par des nouvelles affligeantes des dividendes minimes que les géants de la diffusion en continu comme Spotify redistribuent aux artistes…

SE – Nous l’avons pensé comme un cachet de conception. Puisque c’est très compliqué de trouver une plateforme d’exploitation qui paie de manière honnête les artistes qui y sont diffusés. C’est plus simple dans les échanges avec les artistes lorsque le projet est présenté comme une opportunité rémunérée dès que l’entente est conclue.

ML – Ce ne sont pas des redevances selon la quantité d’écoutes du projet. On donne un droit d’auteur de création et de diffusion qui inclut dès le départ le son, le texte et l’image. Nous sommes au-dessus des normes canadiennes en ce moment. L’art sonore est une discipline avec une mentalité et une manière de réaliser les œuvres beaucoup plus liées au travail des arts visuels, plutôt que la confection d’un produit musical qu’on retrouve sur les plateformes de diffusion en continu. Comme les arts visuels, l’art sonore s’ancre d’abord dans une démarche plus conceptuelle. Une conception du son, et non de l’interprétation, mais qui n’évacue pas nécessairement des codes musicaux comme l’harmonie.

Philippe Lauzier, « Pianotissage » (2019). Présenté au Mois Multi 2019. Photo : Marion Gotti, Avatar

JSGT – Quelles sont les impulsions qui vous ont menés à intituler le projet Repères ?

ML – Le volet Repères s’est planifié en relation avec la rapidité de l’impact du confinement, qui entraîne une perte de repères.

SE – Subitement, on ne sait plus où aller, quoi faire. Ce qui est nécessaire, ce sont la patience et l’imagination. Dans mon approche commissariale, je ne veux pas imposer un dictat qui oriente trop l’artiste avant qu’il débute la création. J’avais envie de quelque chose de très bref, très succinct, sur quoi les artistes peuvent partir avec peu de consignes. Un contenant qu’ils peuvent remplir comme ils l’entendent.

Dans la forme courte des miniatures, il y a une spontanéité qui peut rester, une énergie particulière. J’avais envie de faire presque un « Vox pop » d’art sonore, où les artistes disent quelque chose rapidement, un peu comme une photographie. C’est un format très recevable dans le contexte, je trouve.

ML – La forme courte et rapidement réalisée devient un mini état d’urgence de création qui traduit l’état d’urgence actuel. C’est certain que si l’on crée une œuvre dans l’urgence, mais d’une durée de trente minutes, la qualité sera moins évidente. Avec une durée totale entre deux et trois minutes, c’est plus réaliste que les artistes arrivent à produire quelque chose d’intéressant et de satisfaisant.

JSGT – Est-ce que Repères pourrait devenir installatif, ou devrait-il rester uniquement sur Bandcamp ?

SE – A priori, ce n’est pas impossible. Ça pourrait potentiellement prendre la forme d’une installation, au regard de l’œuvre telle qu’elle a été créée, mais ce serait une autre étape, presque un autre projet, en fait. On n’exclut pas la création d’un objet physique pour compiler le projet, mais on le laisse évoluer en ce moment…

ML – Chaque œuvre a été créée en mono ou stéréo, donc la spatialisation sonore n’est pas réalisable si facilement. Malgré cela, personnellement, mon expérience du projet jusqu’à maintenant se fait seulement avec mes enceintes et ça sonne super bien. Donc je pense que ça pourrait se traduire parfaitement en exposition.

Cette entrevue s’est déroulée le 1er mai, alors que le projet était en réalisation; maintenant toutes les œuvres sont disponibles à l’expérimentation. Elles forment une topographie sonore d’un événement dont les ondes sismiques auront un impact puissant, sans aucun doute. Même dans cette instabilité, les points de repère ne sont pas perdus, la polyvalence les révèle sans nécessairement signifier une réinvention. 

La série Repères peut être écoutée en intégralité sur la page Bandcamp d’Avatar.

Artistes participants : Érick d’Orion, Alexandre St-Onge, Le bureau de l’APA, Caroline Gagné et Christophe Havard, Alexandre Berthier, Alexandre Bérubé, Georges Azzaria, Martin Tétreault, Giorgia Volpe, Hélène Prévost, Éric Normand, Mathieu Campagna, Pascal Robitaille, Virginie Laganière, Charles-Émile Beullac, Miriane Rouillard, Magali Babin, Béchard Hudon, Catherine Bélanger, Pascal LeBlanc Lavigne.

Artistes participants, volet Excavations sonores : Patrice Coulombe, Josué Beaucage, Frédéric Auger, Ariane Plante.

(1) Les excavations sonores composent une série de résidences d’artistes organisée par le Centre Avatar depuis 1998. Les artistes sont invités en résidence d’une semaine au Centre afin de réaliser des œuvres sonores de longue durée en profitant des installations mises à leur disposition.

(2) Myriam Lambert souligne notamment l’organisation, fondée en 1998, qu’est le Conseil québécois des arts médiatiques (CQAM), qui témoigne de l’essor à la fois des praticiens ainsi que des lieux de diffusion d’arts médiatiques. Sur le site du CQAM, 19 organismes sont membres dans la section « arts médiatiques ».