Ghada Amer – Plaisirs féminins

L’artiste Ghada Amer s’est un jour emparée du fil comme d’autres ont saisi un pinceau. Le résultat est impressionnant, comme on peut s’en rendre compte devant les œuvres de l’exposition que signe la commissaire Thérèse Saint-Gelais au MACM.
Prenons immédiatement pour exemple The Waterfall (2010). Sur une grande toile mesurant 200 cm sur 180 cm pendent des centaines de fils colorés qui s’écoulent en formant un rideau chatoyant doté d’une certaine structure. Très vite, l’œil perçoit que la surface sous-jacente n’est pas vierge (loin de là, même… s’empresseront de dire ceux et celles qui connaissent le travail de l’artiste) et que le foisonnement polychromé qui a séduit le regard, une fois examiné de plus près, recouvre une série de dessins définis par des points brodés, en partie cachés par l’abondance des fils qui y sont rattachés et dont les longues boucles serpentent vers le bas. Commence alors un travail ardu de déchiffrage, source de plaisir et de frustration à la fois, qui se répétera devant la plupart des œuvres d’Amer : ainsi, sous les fils, apparaissent des visages féminins, des lignes suggérent des corps de femmes, des jambes relevées ; on repère le groupe ayant formé le motif, reproduit des dizaines de fois sur la toile, de gauche à droite et de bas en haut, comme pour remplir les cases d’une grille.
Si les dessins brodés sont reproduits à l’identique, des petites différences surgissent d’une même forme à l’autre, les couleurs des fils des visages varient ; d’un groupe à l’autre, les faisceaux de fils rattachés, de grosseur variable, ne cachent pas toujours les mêmes parties du motif. Les limites de la toile interrompent les figures de manière abrupte, le bord inférieur coupe le dernier registre en deux, créant des demi-corps, ce qui suggère la reproduction à l’infini des motifs à la manière d’un papier peint et désamorce toute tentative de construire un récit. Les visages présentent la neutralité des dessins de mannequins de mode, sauf que les yeux baissés, la jambe relevée, les corps mêlés ne laissent aucun doute : ces figures féminines s’adonnent aux plaisirs érotiques, seules ou entre femmes.
Sous ses allures modernistes d’expressionnisme abstrait (dont les ténors ont tant affirmé la capacité à évacuer tout récit), le tableau qui nous occupe recèle donc une affaire de mœurs… et fait de nous des voyeurs (?). On peut décider ici que la prérogative des hommes (ce « droit » de regarder les femmes dans tous leurs états dans des magazines faits pour eux) s’en tire encore bien, puisque ces figures reportées reprennent fidèlement les postures privilégiées dans une revue de soft porn, mais cette conclusion hâtive rencontre une certaine résistance. L’enchevêtrement des fils qui masque le sujet, la confusion des postures, la dépersonnalisation, le partage du plaisir entre femmes sont autant d’éléments qui suggèrent une réappropriation du sujet (le plaisir féminin) proposée aux regardeurs du tableau, plutôt que sa mise à disposition comme objet de consommation courante. Et si Amer cherchait, à travers ces « innocentes » créatures de son crû, à se réapproprier aussi l’histoire de la peinture ?
D’un tableau à l’autre, les formats étant plutôt grands, le désir d’Amer de se confronter à l’histoire de la peinture moderniste est évident. Cela transparaît dans des titres faisant allusion (de façon impertinente) aux grands maîtres, tel Who Killed the « Demoiselles d’Avignon » ? ou Colour Misbehaviour (2009), mais aussi dans la façon de structurer l’image : D as in Drips (2010), dont le titre renvoie à Pollock, n’est pas sans rappeler, avec sa division en quatre registres où la chaussure à haut talon est déclinée tour à tour en orange, mauve, vert et bleu, les compositions quadripartites de Warhol. Toujours, le goût pour une certaine structure se combine avec la délicatesse de la broderie, habile partenaire des « drips », des taches, des coulures. En contraste avec les alignements, les grilles et les registres de la plupart des grands formats, le foisonnement des fils qui peuplent Revolution 2.0 marque une différence. Semblant littéralement surgir de la toile, ils produisent par-dessus les figures brodées de femmes se caressant l’effet d’une toison en ébullition à laquelle L’Origine du monde de Courbet a tout à envier. Dans l’esprit radical du monochrome, les broderies noires sur fond noir de Another Black Lisa (2008) empêchent la lecture des figures (pourtant bien présentes) pour convier les regardeurs à la délectation des rythmes suggérés par les vagues de fils.
Féministe, Amer se réclame du « féminisme de la non-exclusion » (sous-entendu : des hommes) dont témoignent une vingtaine d’œuvres réalisées de concert avec un artiste masculin, Reza Farkhondeh, et qui ont été rassemblées dans une salle distincte. Réalisées de manière ponctuelle, de format plus petit pour la plupart, ces œuvres renvoient au goût pour la culture populaire qui a toujours animé le travail de Ghada Amer : dans Sweet Dreams (2006), le motif du duo à la Disney formé par le Prince Charmant et sa Princesse est juxtaposé à une figure féminine se caressant. L’impossibilité de l’amour confrontée à la force du désir : très présent dans tout l’œuvre d’Amer, ce thème lui a inspiré plusieurs installations et jardins dont Love Park à Santa Fe est un exemple magistral 1. Si certaines images créées avec Farkondeh sont touchantes par leur délicatesse, d’autres sont plus communes, comme The Pink Cowboy (2005), et font juste sourire. L’utilisation d’un arsenal de stratégies diversifié empêche de catégoriser ses images. Comme l’observe très justement la commissaire de l’exposition, Ghada Amer « propose une vision des cultures et des connaissances qui se joue du lieu des Autres là où nous les pensions, sans leur offrir une nouvelle loge pour autant. Au contraire, elle crée un être parmi des êtres, le temps que le regard se pose sur l’œuvre et qu’une pensée dénuée de tout jugement moral se dépose en nous 2. »
GHADA AMER
Musée d’art contemporain de Montréal
185, rue Sainte-Catherine Ouest, Montréal
Tél. : 514 847-6226
www.macm.qc.ca
Commissaire : Thérèse Saint-Gelais
Du 2 février au 22 avril 2012
(1) Voir par exemple www.ghadaamer.com/ghada/Love_Park.html.
(2) Thérèse Saint-Gelais, Les Autres du plaisir et de l’amour, catalogue Ghada Amer, Musée d’art contemporain de Montréal, 2012, p. 25.