Performance et « live stream » : entretien avec Nadège Grebmeier Forget
Dans une économie de l’attention, quelles pourraient être les significations entourant la diffusion d’une image, ou d’un corps, sur Internet ? En contrôlant l’accès à ses œuvres – qui doivent être vues en contexte ou dans l’instant – Nadège Grebmeier Forget fait se rencontrer la corporalité brute propre à la performance et la circulation Web constitutive des live stream, de manière à solliciter les mécanismes de désirs qui guident la consommation d’images sur Internet. Basée sur la création en temps réel, sa pratique reflète en partie le « Internet binging », activant une sorte de pulsion autour de la connectivité. Entretien avec la lauréate du prix Pierre-Ayot 2019.
Jade Boivin – Tu travailles principalement en performance, nous pourrions même dire que tu fais des performances avec la caméra depuis 2011, considérant que tes vidéos sont souvent filmées en direct et diffusées sur Internet en temps réel. Qu’est-ce qui t’intéresse dans le live stream ?
Nadège Grebmeier Forget – Mes vidéos sont essentiellement réalisées selon un mécanisme en direct, oui. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle on me qualifie si aisément d’artiste de la performance et non de vidéaste ; ces documents que tu nommes « vidéos » sont plus souvent perçus comme des archives plutôt que comme des œuvres vidéographiques. J’ai moi-même souvent de la difficulté à me positionner ! La nature éphémère du live et la relation directe au corps qu’elle permet créent des lieux d’insaisissabilités complexes avec lesquels j’aime travailler. Le public y joue un rôle important. Puisque je travaille souvent de manière improvisée et par accumulation, cette présence de l’autre en performance différée (ce live dont tu parles) est ce qui crée la tension nécessaire pour pouvoir produire et poser des gestes incarnés porteurs de sens. Ce stress de performance (dans le vrai sens du terme) s’exacerbe sur Internet, et la pression du potentiel regard sur sa production ou son identité se fait sentir. C’est intéressant comme phénomène mais très malsain !
Cette sensation physique de témoin fantôme, du voyeurisme qui se joue et qui m’intrigue, ne m’a amenée vers l’utilisation du live stream qu’à partir de 2016, avec l’exposition-performance — Hier est aujourd’hui. à VU Photo. L’habitation de mon atelier-maison à Montréal était filmée en continu et projetée dans une structure installée en galerie à Québec. Ce n’était donc qu’un cube dans lequel on pouvait me voir, un à un, cinq heures consécutives, quatre jours par semaine pendant un mois, produire des images, des actions, prendre en photo des images trouvées et entretenir le profil Instagram @mirrorspapillon (en direct) avec les images que je produisais dans mon appartement. Il y avait là un choix délibéré de manifester un corps intangible en galerie, comme un hologramme, dans une situation qui prônait une relation intime, pour mettre de l’avant le privilège d’être témoin de quelque chose demandant un grand investissement.
Ton travail est finalement assez intime. L’ordinateur, la webcam, ton atelier qui est aussi ton appartement, l’usage du cellulaire, sont des espaces et des dispositifs qui parlent aussi de l’identité. Comment entrevois-tu ces enjeux ?
La production de vidéos en direct, surtout sur la durée, me permet de rendre visibles mes influences, ce dans quoi je m’insère en tant qu’artiste et femme dans une société. Tout mon atelier est en direct, et tout se fait devant public comme pour souligner le vertige que j’ai face aux conséquences de la médiation constante de notre existence (surtout via les réseaux sociaux). Il y a là un aplatissement de la réalité, de la perte de perspective qui peut vraiment devenir toxique… Certains artistes sont dans leur atelier fermé, seuls, et moi mon processus est généralement très transparent. J’essaie d’instaurer des flux de conscience similaires à des recherches Google qui me permettent d’accéder à des zones inconfortables, des genres de cyberespaces intérieurs ! Ce processus n’est pas différent de l’usage que font la majorité d’entre nous d’Internet : nous cherchons une stimulation qui est constante mais essentiellement insatisfaisante et qui implique une perte en continu. C’est ce qui crée en partie, je pense, la sensation d’intimité et de vertige partagée dans mon travail.
Même si je pars toujours de mon expérience intime, l’usage des médias permet d’ouvrir la connectivité à l’expérience des autres. L’intimité qui serait la mienne, mon histoire, disparaît rapidement. Dès qu’elle se cristallise en temps réel aux yeux des autres, elle devient une expérience collective dans laquelle on peut se projeter. Toute image qui nous touche est aussi le reflet de notre intimité, à mon sens. Les outils que tu mentionnes et mes méthodes de travail souvent DIY [Do It Yourself / Fait maison] me permettent simplement de mieux intégrer ma pratique et mes recherches dans l’expérience de mon quotidien. Il y a cette qualité de suspension avec le contenu en direct qui me plaît énormément. En tant que spectatrice ou spectateur, nous sommes accrochés. Ce n’est pas pour rien que dans les téléréalités, le temps réel (qui n’est pas vraiment la réalité finalement) sollicite quelque chose de fondamental chez l’humain, d’être voyeur, comme si nous voulions à tout prix trouver l’élément qui nous échapperait. Il y a donc systématiquement du désir, du viscéral, de l’imagination ou de la corporalité qui m’animent et qui n’ont pas besoin de grand-chose – seulement d’un cadre – pour être activés !
Avec l’usage de la caméra et de l’ordinateur en performance en temps réel, je mets en place un dialogue poétique cherchant à saisir l’insaisissable d’une variété de vies intérieures et extérieures.
Dans ta vidéo présentée récemment à Projet Casa, After Wallflower or Something, Such as Tapestry, That is Hung and You (2017), à un certain moment on voit ta navigation Web, et donc le contenu de ton écran partagé, et la superposition de pages et d’interfaces. Peux-tu décrire les usages de l’ordinateur et de la caméra ?
On y retrouve un trop-plein à gérer et une tristesse latente. La performance Wallflower a été produite à la suite du projet intensif à VU et formalise cette coexistence simultanée de perte à laquelle je faisais allusion plus tôt. Dans cette œuvre plus particulièrement, j’utilise du contenu Internet, la caméra, l’ordinateur, le son, les actions et les images comme extensions de mon corps physique et psychologique. Sur une période d’environ deux heures trente, j’essaie de naviguer et de dénouer en temps réel ce qui m’habite. La captation résulte d’une accumulation qui déborde soudainement. C’est comme le flux d’une méditation dans le temps. Les usages de l’ordinateur et de la caméra sont divers mais s’imbriquent pour créer une certaine familiarité et une densité difficile à transpercer. La caméra témoigne d’une léthargie installée (en filmant et en naviguant les espaces très lentement) et l’ordinateur impose une violence ou une vitalité qui habite et cherche à s’exprimer. J’aime l’intangibilité inconfortable que produit naturellement la caméra et l’ordinateur. Cela résonne pour moi avec l’esprit de l’art performance – les réseaux sociaux et le live stream étant aussi construits sur le concept de l’éphémère ou de l’immédiat.
Avec l’usage de la caméra et de l’ordinateur en performance en temps réel, je mets en place un dialogue poétique cherchant à saisir l’insaisissable d’une variété de vies intérieures et extérieures. Je travaille à dévoiler une sorte de magie qui m’aide à mieux comprendre le monde dans lequel je vis. Je pense que c’est fondamentalement la nature d’une démarche engagée et l’objectif de chaque artiste.
Récemment, tu as réalisé la performance Inside-Outside, Off & On (2020) à la Fonderie Darling avec ta mère, aussi diffusée via Facebook. Peux-tu me parler du dédoublement qui advient entre le temps réel et le live stream ?
Il y avait plusieurs points d’entrée dans cette performance, plusieurs niveaux de lecture et plusieurs façons de voir. La pandémie a grandement influencé ma volonté de performer en personne, j’essayais d’aller à la source de mes influences ou de mes habitudes performatives : l’inclusion de ma mère (une femme américaine, née dans les années 1950, qui courait les concours de reines de beauté) et les diverses plateformes de visionnement de mon corps en performance. Dans ce contexte, il y avait une démultiplication de mon image : en chair et en os, sur un écran sur place, sur le cellulaire des membres du public, en ligne sur Facebook, dans le miroir, à travers l’image de ma mère. Cette démultiplication du soi souligne la distorsion entre le vrai, le faux, la réalité, le mythe, le live et le temps réel.
Tu y utilisais aussi un miroir pour créer une distorsion dans l’image filmée par la caméra. L’usage de ce matériau rappelle tes autres œuvres, dans lesquelles tu utilises différents objets ou tissus devant la webcam, pour brouiller le regard. Que souhaites-tu faire avec ces diffractions et ces brouillages ?
Ce sont des distorsions de l’espace, du corps, mais aussi de la perception. Par exemple, avec le projet à la Fonderie Darling, il est difficile de saisir avec précision quelles actions sont performées. Suis-je à l’extérieur, sous le miroir, quel est cet espace montré ? C’est aussi un questionnement sur l’inaccessibilité du réel. Je suis en train de produire un contenu en direct, mais personne n’a entièrement accès à la totalité des actions, dont plusieurs se déroulaient en dehors de la caméra. Beaucoup d’éléments étaient imperceptibles du point de vue du public. Il y a ce qui est regardé, il y a des choses qui ne peuvent pas être vues et celles qui nous échappent. J’utilise souvent ces filtres et ces brouillages pour faire prendre conscience de la présence concrète de la caméra, de la lentille, de la cible imposée et manipulable. Comme les miroirs qui reflètent l’image de ma webcam. Je ne cherche pas à cacher la mécanique ou à leurrer le spectateur sur mon pouvoir de production de belles images. En démontrant l’arrière-scène, j’ai l’impression que je cherche plutôt à souligner qu’on parle bien d’une coconstruction ; que l’image que je produis est soit plaisante, soit déplaisante, selon la relation de pouvoir entre le regard imposé par le cadrage et le corps en action. On pourrait donc assumer que les diffractions servent à constamment renverser les rôles. Dans l’intensité de l’action, je suis en train de me regarder être regardée.
Dans le fond, la webcam, c’est aussi un miroir.
Oui, la caméra est un miroir, et mon ordinateur aussi. Tout passe par ça. Il faut comprendre que mon processus est très organique. D’un projet à un autre, il y a toujours des suites. J’ai une thématique et un langage récurrents. Dans l’ensemble de mon travail, je cherche un moyen d’orienter le regard, mais aussi la circulation physique, incluant la mienne, et ce qui est vu. Et pour ça, il faut être dans le contexte.
Comment permets-tu à ces jeux de regard d’advenir dans un contexte d’exposition ?
Je souhaite idéalement que mes archives soient diffusées autrement que sur une simple télévision. Je réfléchis aux manières de présenter la documentation, et je choisis la mise en espace qui reflète le mieux la situation performative initiale. L’œuvre à la Galerie Bradley Ertaskiran, Some Kind of Game, en est un bon exemple. La captation a été produite en urgence, spontanément et en direct sur Facebook au début de la pandémie. Je voulais m’assurer qu’elle conserve sa nature brute et tordue. L’écran a donc été positionné pour qu’il ne puisse être vu qu’en regardant dans le miroir. Cette mise en espace rediffère, en quelque sorte, la vidéo : elle devient une suite d’images différée redifférée et, en la regardant dans le miroir, nous nous repositionnons nous-mêmes comme étant un témoin. Il y a une prise de conscience d’être en train de la regarder. Ça active sensiblement la même chose que les procédés de distorsion et de réflexion dont je parlais plus tôt.
J’ai choisi la lumière acide, verte, parce qu’elle créait une ambiance et accentuait le caractère isolé du lieu. Le vert fait en sorte qu’il y a beaucoup plus de bleu dans l’écran, et l’emphase est mise sur la matérialité numérique de l’œuvre. La couleur augmente aussi la conscience d’être dans une architecture, dans une salle qui est en réalité une entre-salle qui sépare les deux espaces de la galerie. C’est un entre-lieux. Un peu comme Facebook l’est pour moi. C’est une entre-réalité. Je voulais aussi souligner la pulsion contagieuse de la musique et des sursauts de mon corps, d’une chose qui serait plus grande que notre propre logique.
L’usage d’Internet et des médias sociaux répond en lui-même à des pulsions, ne trouves-tu pas ?
Internet reste une fiction de la réalité, c’est une illusion qui domine notre impression d’avoir du pouvoir. C’est l’exponentiel de nos désirs, de ce que nous souhaitons être, et ce n’est que de la projection qui est intellectualisée. Ce ne sont que des couches superposées, et rien de tangible, de visible ou de ressenti corporellement. C’est plus profond qu’un seul écran. L’accumulation de couches demeure la nature de mon travail. Les photos de mes œuvres sont parfois floues, mes captations pixellisées, ou mes archives trouées. Souvent, ce sont des documentations que j’ai filmées sur le Web ou des captures d’écran : il est certain qu’elles vont être pixellisées, et qu’il y va y avoir une certaine imperfection ! C’est la nature de l’œuvre. Mon travail est brut. Dans une société où tout est léché, où tout est instantané, le brut me permet de retourner dans une corporalité.
Le verbatim a été édité conjointement avec l’artiste à partir de l’enregistrement d’une conversation qui a eu lieu à Montréal en août 2020.