Le 2 avril 2018, la parution du catalogue d’une vente aux enchères de Christie’s à New York a provoqué un tollé sans pareil dans les sphères muséales, artistiques et culturelles canadiennes.

Le Musée des beaux-arts du Canada s’apprêtait à céder au plus offrant La tour Eiffel (1929) de Marc Chagall, une peinture achetée et incorporée à la collection en 1956. Ce n’est que deux semaines plus tard que le directeur général expliquera l’intention du Musée : amasser les fonds nécessaires à l’acquisition d’une toile de Jacques-Louis David. Mais la manœuvre et l’attitude des administrateurs choquent l’opinion publique. Les opposants à la vente sont nombreux, à commencer par les journalistes, qui ont rapidement été soutenus par des directeurs de musées québécois, des historiens et des critiques d’art, des collectionneurs et des personnalités du monde culturel et politique1. Ils reprochent la marchandisation d’une œuvre jugée importante et pertinente dans la collection et considèrent que le Musée a failli à sa responsabilité, qui est de conserver une collection permanente pour le compte des Canadiens. Face à la controverse, le Musée finit par se rétracter : fin avril, la vente du Chagall est annulée. Ce qui finalement n’aura été qu’une tentative d’aliénation s’avère être un cas révélateur d’enjeux fondamentaux auxquels font face les musées qui doivent administrer des biens culturels dans l’intérêt de la population générale.

L’aliénation, une procédure de gestion des collections

Techniquement, l’opération consiste à retirer un objet inventorié dans la collection d’un musée pour en transférer les droits de propriété à autrui. Si l’aliénation réalisée par la vente fait davantage parler d’elle, d’autres types de cessions existent : l’aliénation par la restitution au propriétaire légitime, par le don ou l’échange à une institution publique, par la rétrocession au donateur, et même par la destruction et la disparition qui entraînent de facto la perte de la propriété de l’objet concerné.

Jacques-Louis David (1748-1825)
Saint Jérôme entendant les trompettes du Jugement dernier, 1779
Huile sur toile, 174 x 124 cm
Musée de la civilisation, collection de la Fabrique de la Paroisse de Notre-Dame de Québec, 1984.1 Photo : Patrick Altman

La pratique, qui est légale au Canada, n’est pas nouvelle. En mai dernier, Nathalie Bondil soulignait que le Musée des beaux-arts de Montréal avait procédé à l’aliénation d’au moins quatorze objets de collection avant 19382. De plus, l’aliénation est couramment exercée par les musées. La presse canadienne a rapporté que le Musée des sciences et de la technologie du Canada, l’Association des amis du Musée canadien pour les droits de la personne et le Princeton University Art Museum ont respectivement vendu des objets de leurs collections sur Kijiji, dans une maison de ventes aux enchères et en organisant une braderie en février, mai et juillet 2018. Alors que ces trois cas n’ont pas provoqué de vives réactions, pourquoi la tentative d’aliénation du Musée des beaux-arts du Canada a-t-elle tant ému l’opinion publique ?

Une première partie de la réponse tient au fait que la plupart des aliénations ne sont pas médiatisées, soit parce que la pratique n’est pas ébruitée hors des sphères du musée, soit parce que les objets visés sont unanimement considérés de faible qualité ou incompatibles avec la collection conservée3. Les cas décriés portent généralement sur des décisions atypiques et controversées, soit en raison de la forte valeur émotionnelle, esthétique, scientifique ou économique de l’objet concerné, soit en raison de procédures administratives donnant l’apparence de mauvaise gestion de la part des administrateurs4. Dans le cas qui nous concerne, ces deux raisons peuvent être évoquées. Au vu du vif intérêt soulevé par le cas du tableau de Chagall, nous proposons quelques pistes pour mieux comprendre les aliénations qui sont – soit dit en passant – des phénomènes complexes trop souvent cachés et qui demeurent sous-étudiés.

Le paradoxe de la permanence des collections

Avec l’apparition des musées modernes s’instaure le principe doctrinal de conservation permanente des collections muséales qui, par le fait-même, frappe les aliénations de disgrâce. Depuis le 18e siècle, le grand projet muséal s’articule autour d’une mission d’intérêt public : collectionner des objets possédant une valeur exemplaire afin d’en garantir la préservation et l’accès pour tous, y compris les générations futures. Une fois sélectionnés par les conservateurs et administrateurs de musées, les objets acquis sont protégés dans l’intention de les présenter et de les conserver pour l’éternité5. La sortie d’objets des collections, c’est-à-dire l’aliénation, relève dès lors de l’exception à la règle.

Mais, implacablement, acquisition après acquisition, ce système génère une accumulation d’objets : au fil des ans, les ensembles s’accroissent et les réserves s’engorgent. Ce poids est alourdi par l’effet d’injonctions financières nourrissant, chez certains administrateurs, le désir de faire fructifier les collections. La perspective utilitariste liquiderait bien l’immuable sacralité des objets, particulièrement lorsque leur conservation n’est pas justifiée6 ou qu’ils sont dotés d’une grande valeur économique. Les coûts de maintenance des réserves et des bâtiments, les efforts de maintien des activités de recherche, d’exposition et d’éducation et l’effet de l’inflation des prix du marché de l’art sur les acquisitions entraînent une reconsidération des riches collections muséales, dont l’aliénation permettrait de générer des revenus et de contrôler les dépenses.

Si les administrateurs du Musée des beaux-arts du Canada estimaient la toile de Marc Chagall d’importance secondaire et considéraient son aliénation comme la stratégie la plus judicieuse pour lever des fonds, l’opinion publique en jugeait tout autrement.

L’éthique de l’aliénation et ses limites

Au Canada, la question de l’aliénation ne se pose pas en termes légaux mais bien éthiques. En effet, les lois nationales confèrent aux musées – majoritairement privés – le pouvoir d’agir en matière d’aliénation. Les administrateurs peuvent donc disposer des collections comme ils l’entendent7, bien qu’elles soient conservées pour le compte de la population générale et qu’elles bénéficient de dons et de subventions publiques. Au fait des risques de dérives potentielles d’un tel système, notamment après certaines aliénations problématiques menées par des musées américains8, les associations professionnelles cherchent à encadrer et réguler les pratiques, et ce, de manière active à partir des années 19809. Des standards de gestion sont désormais imposés aux membres afin de minimiser les risques d’éclatement des collections et la perte de la confiance publique.

Marc Chagall, La tour Eiffel, 1929 Huile sur toile 100 x 81,8 cm Musée des beaux-arts du Canada Photo : MBAC © SOCAN & ADAGP 2018, Chagall ®

Comme le Conseil international des musées, l’Association des musées canadiens admet la cession d’objets en tant que recours exceptionnel. Pour se conformer à leurs règlements, les administrateurs de musées doivent opérer en respectant les lois et les contrats d’acquisition qu’ils ont signés, en ayant pleine connaissance de l’importance des objets conservés, en priorisant leur transfert à un musée, en affectant les potentiels revenus des aliénations à l’entretien des collections ou aux acquisitions et, au Canada, en agissant en toute transparence. Ces balises, bien qu’essentielles, sont loin d’être parfaites. D’une part, les musées peuvent déroger aux règles d’éthique à leur guise car elles n’ont pas une fonction contraignante. De plus, à notre connaissance, aucun musée canadien n’a, à ce jour, été sanctionné pour de mauvaises pratiques d’aliénation10. D’autre part, l’interprétation de ces règles éthiques n’a rien d’évident, elle dépend du jugement de chacun comme le démontre très bien notre exemple de départ. Si les administrateurs du Musée des beaux-arts du Canada estimaient la toile de Marc Chagall d’importance secondaire et considéraient son aliénation comme la stratégie la plus judicieuse pour lever des fonds, l’opinion publique en jugeait tout autrement.

Est-ce l’aliénation qui scandalise ou la culture du secret ?

Quoiqu’il existe une pléiade de raisons pouvant justifier l’aliénation d’un objet de collection – certaines logiques et responsables, d’autres questionnables et dommageables – chaque tentative est conséquente et impose des précautions. Certaines aliénations limiteront l’accessibilité publique aux œuvres, diminueront la qualité des collections, affecteront la réputation des musées. Elles pourront être lourdement regrettées. S’il est important pour les commentateurs de prendre en considération le contexte dans lequel ces aliénations ont été effectuées et de les juger sans faire de révisionnisme, clôturons ce tour d’horizon en insistant sur les devoirs de protection, de prudence et de loyauté des administrateurs de musée dans l’exécution de leurs fonctions. Au-delà du respect des lois et des Codes d’éthique, aliéner de manière responsable implique de rendre des comptes. En tant qu’institutions vouées au service public, encourageons les musées à publier en ligne la liste de l’ensemble des objets qu’ils aliènent comme le fait l’Indianapolis Museum of Art, à afficher en salle la provenance et l’origine de chacune des pièces de leurs collections, à informer en personne les contributeurs, contribuables et donateurs des procédures et raisons qu’ils considèrent valables pour aliéner un objet, et à communiquer au public leurs décisions de s’en départir quelles qu’en soient les raisons et la valeur.

Une controverse comme celle du Chagall a cela de bon qu’elle bouscule un état de fait et force l’amélioration des pratiques d’un système, ici la sphère muséale. Loin des « choix du prince » et des secrets d’initiés, les décisions d’aliéner doivent pouvoir être débattues en pleine connaissance du contexte, des raisons et des usages qui seront faits des objets et des fonds ainsi obtenus. En plus d’offrir aux contribuables l’opportunité démocratique de commenter, la pleine transparence des actions permettra de démythifier l’aliénation. 

(1) Les associations muséales n’ont pas pris position et le ministère du Patrimoine canadien n’a pas tenu à interférer dans le dossier. Par contre, deux articles publiés par CBC News rendent compte des fortes réactions publiques : le 4 avril 2018 l’article « National Gallery of Canada puts Chagall masterpiece on the auction block » a été partagé 1116 fois et a fait l’objet de 304 commentaires, alors que le 26 avril 2018, l’article « National Gallery of Canada to pull Chagall painting off auction block » a été partagé 759 fois et fait l’objet de 97 commentaires.

(2) Ainsi que de nombreuses autres depuis, avec un pic des recours aux aliénations entre 1938 et 1955. Saint Jérôme de Jacques-Louis David. De l’Académie de France à Rome à la cathédrale de Québec : Journée d’étude autour d’un chef-d’œuvre du patrimoine national organisée au Musée des beaux-arts de Montréal le 19 mai 2018.

(3) On pense aux décisions internes d’aliéner des doublons ou des faux par la destruction, la vente ou l’échange. Dans le second cas de figure, on pense aux aliénations par la restitution d’œuvres spoliées ou aux aliénations de spécimens sans lien avec la mission d’un musée d’art par leur transfert à un musée scientifique.

(4) On ne peut que recommander la lecture des ouvrages de Gary Edson, Museum Ethics in Practice (2017) et de Steven Miller Deaccessioning Today. Theory and Practice (2018).

(5) La conservation des objets est au cœur de la régie des collections : les restaurations figent l’apparence des objets, alors que l’environnement d’entreposage et d’exposition est contrôlé et sécurisé et que les manipulations d’objets sont restreintes.

(6) La seule présence d’objets dans la collection d’un musée ne justifie pas automatiquement leur pertinence. Toute acquisition comprend des risques d’erreurs de jugement et dépend d’un contexte. Or, les mandats de collectionnement des musées évoluent, tout comme les expertises des conservateurs qui orchestrent les acquisitions, ainsi que les goûts des collectionneurs qui procurent aux musées la grande majorité de leurs objets. Dans ce contexte, les musées doivent faire la démonstration des qualités intrinsèques des objets, de leur cohérence au sein des collections et de leur potentiel d’utilisation pour la collectivité.

(7) Dans les limites des lois et règlements portant sur le patrimoine, notamment la Loi sur les musées et la Loi sur l’exportation et l’importation des biens culturels.

(8) Voir à ce sujet la dénonciation de Joan Canaday publiée en 1972 dans l’article « Very Quiet and Very Dangerous » du New York Times et se référer à l’ouvrage Deaccessioning and Its Discontents. A Critical History de Martin Gammon (2018).

(9) Dans l’ouvrage Museum ethics in practice, Gary Edson (2017 :126) présente la German Museums Association et l’American Alliance of Museums comme des précurseurs, puisqu’elles ont respectivement publié des Codes d’éthique en 1918 et 1925.

(10) La Museums Association, l’Association of Art Museum Directors et l’American Alliance of Museums ont déjà pris des sanctions contre des membres : communiqués de presse désapprobateurs, retrait d’accréditation, perte d’éligibilité aux subventions et interdiction d’emprunter et de prêter des œuvres aux autres musées membres.