En exposant ici quelques réflexions sur la condition de critique d’art, je me sens au terme d’un magnifique voyage qui m’a été proposé par la revue Vie des Arts ; et je songe que je me trouve peut-être au seuil d’un autre périple dont la nature m’est encore inconnue…

J’ai eu le privilège d’être souvent présent dans les pages de Vie des Arts depuis 1997, sous la direction de Bernard Lévy, qui – à l’image d’un chef d’orchestre – dose, souligne les partitions, les voix, les arrangements symphoniques et concertants du monde de l’art, traversé par des harmonies – mais aussi et surtout par des conflits larvés, et fréquemment cacophoniques… J’ai pu suivre les aventures de l’art en tant que reflet de la nature essentiellement incomprise de la destinée humaine, au carrefour d’une écobiologie, voire d’une théâtralité… cosmique !

J’ai été aux premières loges du débat encore ouvert – oui – sur le paradigme poststructuraliste qui nous entoure. On a beau parler de la mort de la peinture – et de la sculpture – ces modes d’expression riches de la chair de l’artiste sont encore bien présents (reconnus ou méconnus) et en constant débat avec le champ des expressions cognitives, conceptuelles, hybrides, numériques qu’on appelait jusqu’à très récemment postmodernes. L’art dans la matière, tactile, « haptique » – pour reprendre l’expression de Husserl – cet art qui est l’apanage de l’humanité depuis l’âge de pierre avec ses Lascaux et Altamira, livre un combat perçu comme d’arrière-garde afin de concurrencer les arts du signe et de l’hybridité, qui véhiculent la pensée de l’époque actuelle – celle du monde virtuel et numérique.

Inextricablement liée à la création artistique dans toute société complexe, la critique d’art doit sensibiliser et séduire le public, le confronter aux grandes questions sociales, le plonger au sein des grands mystères esthétiques.

Les artistes m’ont ouvert les portes de leur atelier et j’ai été captivé par le foisonnement des arts – particulièrement à Montréal, au cœur du monde francophone – parcouru par tant de diversités et de richesses ethniques. C’est avec grand plaisir que j’ai pu faire écho à tant de talents. Cependant, je m’intéresse aujourd’hui à l’univers plus étendu d’expressions qui sillonnent d’autres pays…

En effet, le métissage latino-américain me fascine : je l’assimile à un courant qui rappelle celui mythique de la Mitteleuropa (XIXe siècle). L’une des particularités de ce métissage consiste à vivre au diapason de créations autochtones et africaines – intégrant avec une étonnante élégance des influences esthétiques actuelles… D’autre part, mes observations m’ont conduit à considérer la Chine et l’Extrême-Orient ainsi que l’Afrique comme les pilastres qui soutiennent la charpente de l’art mondial à l’instar de l’Occident.

Écrire une critique représente une gageure esthétique en soi – elle a chaque fois pour enjeu de réussir à rédiger le texte que je voudrais lire. J’ai trouvé quelques modèles d’écriture et d’approche chez des écrivains tels qu’Henri Maldiney, Baudelaire, Philippe Dagen, Yves Bonnefoy, André Salmon. J’aime le partage du plaisir esthétique – voilà ce qui maintient ma motivation et ma présence dans ces pages.

Peut-on se passer de la critique d’art ? Mon collègue Jean-Émile Verdier a réfléchi à cette problématique. « Quelle euphorie d’éprouver sans jamais s’en lasser cette collégialité entre l’œuvre d’art, son commentaire et la lecture de l’un avec l’autre », écrit-il. Il continue : « Le geste artiste restera critique, contestataire,transgressif. » Le geste critique qui explore, partage, fait découvrir des sensibilités, des pensées visuelles, doit répondre en toute rigueur au sérieux, au questionnement formel et social et aux remises en cause qui font le bon artiste.

Dans ce contexte, il est triste de voir la critique d’art de moins en moins présente dans les médias. Des changements vertigineux, survenus au sein du monde de l’information au Canada, affectent dramatiquement les organes de la presse papier. Pour ne citer qu’un exemple : fin novembre 2017, on apprenait la fermeture de la chaîne de journaux ontariens Torstar – menant ainsi à la disparition des articles critiques sur les arts. Il faut sans répit s’interroger sur la manière d’insuffler une nouvelle vie à la critique d’art, genre essentiel dans la littérature et le journalisme.

Les lettrés chinois de la tradition classique étaient souvent à la fois peintres, critiques et théoriciens, comme le relate François Cheng dans ses écrits sur le peintre moine Shi Tao (XVIIe siècle) 1. La même méditation zen ou tchan qui était à la racine du geste pictural déclenchait également chez Shi Tao des pages immortelles de commentaires sur le processus créatif. Ce trait qui réunit intuition et raison illumine l’impérieuse nécessité de la critique d’art : pont, trait d’union entre l’art et la littérature dans une culture qui a atteint sa maturité. Poussé à sa limite, le geste critique tend à se placer en symbiose avec l’œuvre.

Le débat artistique entretient des liens avec le débat social : il est même symptomatique de ce débat. Son caractère prophétique préfigure l’actualité. Le nomadisme, thème dominant des artistes au fil des années 90, n’était-il pas annonciateur des migrations massives de populations du Sud vers le Nord ? On peut inclure dans la même catégorie prémonitoire la problématique du genre et de l’identité sexuelle, qui mobilise aujourd’hui les forces de bien des artistes contemporains.

Inextricablement liée à la création artistique dans toute société complexe, la critique d’art doit sensibiliser et séduire le public, le confronter aux grandes questions sociales, le plonger au sein des grands mystères esthétiques. Si l’on accepte ces considérations, permettez-moi d’exprimer mon doute sur la valeur d’une société qui élimine constamment les tribunes de la critique d’art.

(1) François Cheng, Vide et plein – Le Langage pictural chinois ; Éditions du Seuil, 1979.