La médiation culturelle. Un outil critique à l’aube du tournant éducatif
Selon les chercheurs Mick Wilson et Paul O’Neil, les pratiques artistiques actuelles seraient en plein « tournant éducatif ». Artistes et commissaires s’inspirent des « formats, méthodes, programmes, modèles, termes, processus et procédures » de l’éducation dans leurs projets1. À titre d’exemple, mentionnons entre autres que les activités de médiation et les programmes publics des diffuseurs en art contemporain, qui existaient généralement en marge des expositions présentées, se trouvent maintenant au cœur de celles-ci, allant jusqu’à s’y substituer complètement. Au Québec, on peut penser à l’édition de Wood Land School imaginée par Duane Linklater, Tanya Lukin Linklater, cheyanne turions et Walter Scott pour SBC galerie d’art contemporain en 2017. Le projet, une série de gestes mettant en lien artistes invités, œuvres et membres du public, avait pour objectif de repenser de manière critique les structures et les systèmes qui ont effacé et étouffé les peuples autochtones, leurs idées et leurs actions2. Ailleurs, on remarque l’incorporation de projets d’artistes intégrant une dimension de « médiation » au sein de plusieurs manifestations de calibre international en art contemporain, tels que l’œuvre Salón–Sala–Salón présentée à la Biennale du Whitney de 2017. Initiée par une collaboration entre l’artiste Chemi Rosado-Seijo et le Lower Manhattan Arts Academy, Salón–Sala–Salón proposait un échange entre l’institution muséale et l’école : les mardis, des élèves avaient cours dans une classe aménagée pour eux dans une des salles du musée, alors que la fin de semaine, les visiteurs de la biennale pouvaient se rendre à l’école pour voir les œuvres de deux autres artistes. S’il n’y avait pas cours, les visiteurs du Whitney pouvaient entrer dans la classe, occupant une grande salle de l’exposition, pour voir les projets réalisés par les élèves.
Ces manières de penser la pédagogie par l’art surviennent au moment où la médiation culturelle prend une place de plus en plus affirmée dans les organismes de diffusion en art contemporain. Les pratiques regroupées sous le concept de « médiation culturelle » forment un large éventail, qui réunit tant les projets d’artistes qui invitent à la participation du public que les collaborations ciblées avec des groupes communautaires, en passant par la présence des artistes dans le milieu scolaire. Toutes ont pour objectif de créer des moments d’échange entre l’art et son public, visant l’accessibilité de l’art à un plus grand nombre. Depuis plus d’une décennie, on remarque d’ailleurs une (re)définition de la médiation culturelle dans les institutions artistiques et publiques québécoises. L’adoption de nouvelles politiques de développement culturel et d’ententes de partenariat, notamment entre le ministère de la Culture et des Communications du Québec et la Ville de Montréal, résulte en la mise en place de programmes consacrés au soutien financier des projets de médiation artistique. Cela s’accompagne du développement d’une littérature critique sur la médiation culturelle au Québec, notamment par les efforts du Groupe de recherche sur la médiation culturelle créé en 2006, qui rassemble des chercheurs affiliés à plusieurs départements et universités. À ces activités s’ajoutent divers efforts de professionnalisation du métier, comme la création, par le Cégep de Saint-Laurent, d’un programme d’attestation d’études collégiales en médiation culturelle, inauguré en 2015.
Qu’en est-il de la médiation culturelle dans un milieu où les occasions d’entrer en contact avec le public se multiplient, et ce, dans toutes les étapes du processus artistique ? Dans un rapport publié à l’automne 20153, le Service de la culture de la Ville de Montréal note certaines tendances récentes de la discipline. La nature de la participation du public à l’œuvre d’art est appelée à changer : elle peut se traduire en une collaboration de l’artiste et de son public pour une création collective, ou par l’élaboration d’œuvres ouvertes qui demandent à être remaniées par les visiteurs. On tente également de penser la médiation culturelle en dehors de la rencontre entre l’artiste et le public. On le voit dans les formes de médiation qui rendent la création accessible autrement. Pensons à la mise en place de laboratoires numériques comme les fab labs, qui donnent accès à du matériel informatique couteux au plus grand nombre. Incluons également l’organisation d’ateliers libres et de ruches d’art, où divers matériaux et outils peuvent être utilisés par le public, sans qu’il y ait nécessairement la présence d’une œuvre d’art (ou même d’un artiste) sur le site.
Repenser la forme de l’atelier
En plus de ces nouvelles manières de penser la participation du public dans le monde de l’art, il convient de réexaminer les formes traditionnelles de transmission du contenu artistique auprès du public, comme l’atelier de création, où les participants sont invités à créer une œuvre en réponse à une exposition visitée, souvent en empruntant les mêmes techniques ou stratégies que celles des artistes exposés. Plusieurs institutions travaillent maintenant à remanier l’atelier pour en faire une structure ouverte et adaptable reflétant la diversité des approches en art actuel. À DHC/ART Éducation, institution dans laquelle j’œuvre depuis sept ans, nous invitons des artistes locaux à développer des ateliers de création en réponse aux expositions. Plutôt que de reproduire exactement les méthodes des artistes exposés, les ateliers deviennent des lieux où les participants se familiarisent avec les pratiques locales en réfléchissant aux thèmes et concepts abordés par les artistes dans leurs démarches.
De la même manière que les artistes empruntent des stratégies éducatives pour repenser les façons de faire et d’exposer l’art actuel, les efforts de médiation culturelle peuvent contribuer à envisager l’éducation sous de nouvelles formes.
Pour l’exposition Joan Jonas. From Away, présentée en 2016, l’équipe de DHC/ART Éducation a invité l’artiste Olivia Boudreau à collaborer au développement d’un atelier qui a été offert aux groupes scolaires et communautaires ayant visité l’exposition. La pratique de Boudreau, tout comme celle de Jonas, puise à même les capacités de la performance et de la vidéo de transformer le quotidien, de le voir autrement. Boudreau a conçu Cadavre exquis, qui consistait en un dispositif vidéo en circuit fermé installé dans la salle éducative de DHC/ART. Devant la caméra étaient délimitées six zones rectangulaires de performance, placées l’une après l’autre. Pour chaque zone, les participants devaient choisir un objet à manipuler : cordes, livres, imperméables, draps blancs, miroirs, brindilles de bois, collants, feuilles et marqueurs noirs. Les participants étaient alors divisés en petites équipes et étaient invités à occuper une des zones pour réaliser une performance, qui allait être captée par la caméra. Le dispositif en circuit fermé transmettait en temps réel l’image de la caméra, agissant comme un miroir : les participants interagissaient donc en pleine conscience des mouvements de leur corps. À la fin de l’atelier, ils étaient conviés à regarder leur performance, après laquelle ils pouvaient échanger sur les défis et les plaisirs du geste performatif. L’échange servait aussi de moment de relecture des œuvres vidéos de Jonas, qui étaient reconsidérées selon l’expérience qui venait d’être vécue : la transformation d’un geste en une performance, l’attitude et la concentration du performeur devant l’outil de captation, ou encore l’humour derrière certaines des œuvres étaient alors mis en évidence. Des ateliers comme celui de Boudreau s’éloignent du modèle visant la « création d’objets à la manière de l’artiste » pour mettre de l’avant des modes d’engagement dématérialisés et expérientiels permettant de reconsidérer l’apport des ateliers dans la médiation des expositions.
D’autres efforts de médiation permettent au public d’envisager autrement son environnement, de jeter un regard nouveau sur le quotidien. À l’automne 2016, le programme Artiste à l’école, proposé par le centre d’artistes OPTICA, invitait des classes de 5e et 6e année de l’école Saint- Enfant-Jésus à prendre part à une série d’ateliers créatifs en collaboration avec l’artiste visuel Étienne Tremblay-Tardif. Parmi les activités proposées, les jeunes étaient conviés à deux promenades d’observation architecturale. Alors que l’une avait lieu dans le quartier entourant l’école, se terminant au centre OPTICA, l’autre était réalisée à l’intérieur de l’école. De ces explorations architecturales, un constat s’est rapidement imposé. Si les jeunes passaient beaucoup de temps dans leur école, et qu’ils la connaissaient de fond en comble (au point où ils animaient la visite pour l’artiste et le médiateur-accompagnateur), ils avaient rarement l’occasion de penser aux effets de l’architecture sur leur corps. La visite leur permettait de (re)devenir sensible aux choix des matériaux, aux couleurs, aux divisions et aux volumes des espaces, à leur lumière, à leurs usages, mais aussi à leur aspect formel.
Le défi de la médiation est d’autant plus grand lorsque les activités sont offertes au jeune public. On peut y voir l’occasion de définir la médiation culturelle par opposition à l’éducation muséale ou scolaire traditionnelle. Ce mode d’éducation conventionnelle dépend généralement d’une transmission verticale du contenu par une autorité connaissante à un public donné. Un travail de médiation critique peut mettre en place des structures différentes d’action qui questionnent les rôles traditionnels du modèle éducatif et privilégient l’égalité, l’échange ou la remise en question des modèles établis. Encore faut-il que des enseignants aient l’envie, le temps et les ressources pour intégrer ce processus réflexif dans leur propre pratique, et que les instances gouvernementales puissent offrir une aide adéquate pour assurer l’accès à la culture pour tous. Mais, de la même manière que les artistes empruntent des stratégies éducatives pour repenser les façons de faire et d’exposer l’art actuel, les efforts de médiation culturelle peuvent contribuer à envisager l’éducation et la transmission des connaissances sous de nouvelles formes, encourageant la réflexivité critique et l’ouverture créative.