Un avenir numérique pour les foires ?
Qu’elles soient locales ou internationales, commissariées ou non, les foires d’art contemporain sont essentielles à l’écosystème culturel, notamment parce qu’elles constituent en quelque sorte un rite de passage et de légitimation pour les galeries, en plus de procurer à celles-ci de précieuses occasions de réseautage et de médiation. Elles sont en cela l’un de leurs principaux outils de marketing, ce que corrobore le plus récent rapport produit par Artsy, le 2019 Artsy Gallery Insights : The State of Digital Marketing and Sales. Les foires ne sont cependant pas le principal point de vente, et là réside le paradoxe : si elles sont un passage obligé, elles sont souvent peu rentables dans le court terme, car elles entraînent des coûts importants, parfois à peine couverts par les ventes. L’expert en économie de l’art Olav Velthuis affirmait d’ailleurs en septembre 2018, dans une lettre ouverte au New York Times, que les foires sont la principale cause du nombre croissant de fermetures de petites et moyennes galeries, qui composent le plus grand segment du secteur, tout en étant le plus fragile.
En réponse à cet enjeu, on voit justement émerger chez certains acteurs du marché de l’art de nouvelles approches capitalisant sur l’espace virtuel. Au moment où se produit une transformation des pratiques commerciales traditionnelles, l’on peut se demander si le numérique est conciliable avec l’essence des foires. Serait-il possible d’imaginer que ces manifestations sauront s’adapter à la grande « digitalisation » à l’œuvre dans le monde de l’art ?
Foires 2.0 : le cas de la VIP Art Fair
En janvier 2011 et janvier 2012 s’est tenue la VIP Art Fair (dont l’acronyme signifie « Viewing in Private »), une foire entièrement virtuelle créée par la James Cohan Gallery à New York et dirigée par Noah Horowitz et Stephanie Schumann. Il ne reste aujourd’hui que les traces de la couverture médiatique suscitée lors de ses deux éditions. Cette foire novatrice répondait à un désir des galeries de réduire leurs frais : les kiosques virtuels étaient offerts à 20 % moins cher qu’à Art Basel, et y exposer ne requérait évidemment aucuns frais de transport, d’assurance ou de représentation, contrairement aux foires traditionnelles. Le modèle virtuel permettait également à un bassin de collectionneurs cosmopolite d’accéder à des œuvres des quatre coins du monde sans avoir à se déplacer. Une centaine d’exposants y ont été invités et l’appui de grands joueurs, comme les galeries David Zwirner, Marian Goodman, Sadie Coles, White Cube et Thaddaeus Ropac, a contribué à affirmer la légitimité de ce nouveau projet. On souhaitait proposer de la sorte une expérience intime et un parcours virtuel aussi proche que possible de l’expérience physique de la visite d’exposition. Le visiteur était donc projeté dans l’espace grâce à une silhouette circulant parmi les œuvres reproduites à l’échelle. Malgré des ratés technologiques qui eurent raison de cette initiative après seulement deux ans, la galerie David Zwirner déclara au Financial Times que la VIP Art Fair constituait une plateforme de ventes innovante et transformatrice qui avait certainement le potentiel d’enrichir la manière dont les galeries font des affaires.
La question n’est peut-être pas tant de savoir si les foires peuvent s’adapter à la numérisation dans le monde de l’art, mais plutôt de penser comment le monde de l’art peut s’adapter à une transformation des pratiques commerciales traditionnelles.
Certains aspects de la VIP Art Fair pourraient être repensés, certes, mais celle-ci répondait bel et bien à des besoins qui sont plus que jamais d’actualité, tout en assurant aux galeries une réduction de leurs coûts. Ses principaux atouts résidaient dans un marketing virtuel novateur ainsi que dans une plateforme transactionnelle en ligne offrant un espace privé pour les discussions autour des œuvres entre collectionneurs et galeristes. Cette plateforme répondait également à une nouvelle manière de consommer, celle d’un public à la recherche d’instantanéité, d’expériences et d’opportunités.
Numérisation dans le marché de l’art
Force est de constater que l’art est aujourd’hui plus qu’avant transigé sur des plateformes virtuelles et que le « marketing digital » concurrence la matérialité de l’œuvre repérée en galerie. Dans le cas des petites et moyennes galeries, le rapport d’Artsy démontre qu’en 2018, les ventes sur les plateformes numériques, réalisées directement sur le site web de la galerie, sur des plateformes de vente en ligne ou sur les réseaux sociaux, ont surpassé les ventes dans la majorité des réseaux traditionnels, dont les foires. Seules les grandes galeries (comptant sept employés ou plus) reposent encore sur les réseaux traditionnels pour l’essentiel de leurs ventes, soit le réseautage et les foires. Toujours selon ce rapport, peu importe la région, la taille de la galerie ou le profil de collectionneurs ciblés, la vente en ligne est devenue un élément essentiel du succès commercial en 2019.
La foire d’art est un lieu d’échanges, un espace dont la forme traditionnelle s’est raffinée au cours du Siècle d’or hollandais1. L’échange économique y est ritualisé dans sa dimension sociale et symbolique. C’est ce que la VIP Art Fair perpétuait, mais avec les outils du 21e siècle. Si une foire virtuelle peut s’imposer comme l’ultime expression de la plateforme d’échange où l’art s’affiche comme produit de consommation, l’expérience à la fois intime et collective qu’elle peut offrir est véritable. C’est d’ailleurs son point commun avec d’autres innovations au sein des modèles traditionnels qui vont au-delà des expositions virtuelles muséales. Mentionnons les nouvelles plateformes numériques comme l’application pour appareil mobile Magnus, qui favorise la diffusion et la transparence dans le monde de l’art grâce à l’externalisation ouverte des données (crowdsourcing), ou encore la plateforme d’investissement et de financement participatif en art Mæcenas, qui offre des parts dans certaines œuvres grâce à la chaîne de blocs (blockchain), une technologie de stockage et de partage de l’information.
Si la présence du numérique dans le marché de l’art sert bien les entrepreneurs et permet de cibler un public préférant l’expérience individuelle facilement accessible depuis son ordinateur ou son téléphone intelligent, nous devons toutefois retenir une chose : elle constitue un ajout incontournable, mais elle ne peut pas remplacer totalement la dimension haptique de la matérialité de l’art, ni l’engouement collectif pour l’expérience physique, voire immersive, d’une grande manifestation publique.
Ainsi, la question n’est peut-être pas tant de savoir si les foires peuvent s’adapter à la numérisation dans le monde de l’art, mais plutôt de penser comment le monde de l’art peut s’adapter à une transformation des pratiques commerciales traditionnelles, dans la sphère globale, tout autant que dans l’espace local.
(1) Si les foires commerciales prennent la forme de grands marchés annuels où convergent, dès le 12e siècle, des marchands de contrées éloignées, et où s’échangeaient notamment des produits de luxe (orfèvrerie, tissus, épices, etc.), les premiers marchés spécifiquement dédiés aux œuvres d’art sont apparus quant à eux dans les Pays-Bas à partir de la fin du 15e siècle. Ces espaces, ancêtres de nos foires d’art commerciales, étaient administrés par les guildes locales et réunissaient ponctuellement artisans, artistes et marchands dans un même espace commercial ouvert au public. Alors qu’auparavant, les artistes produisaient surtout des œuvres de commande, on vit apparaître dès lors un nombre croissant d’œuvres créées pour ce nouveau type de marché, ouvert à une clientèle plus large et diversifiée.