263 – Recensions de livres
Entre catalogue et monographie, Somnyama Ngonyama. Salut à toi, Lionne noire ! est hors format, hors norme, spectaculaire. Conçu dès 2012, le projet de l’activiste visuelle Zanele Muholi est un long récit féminin décliné en photographies argentiques. Ici, quatre-vingt quatorze sont présentées sur papier blanc, toutes des autoportraits.
Elles s’accompagnent de vingt-quatre poèmes et réflexions d’autrices en mots argentés sur papier noir. Dès la couverture, l’artiste sud-africaine donne le ton : Ntozakhe II (2016) affirme la liberté de la « lionne noire » aux yeux de lumière en détournant explicitement la coiffe de la statue de la Liberté. Cette œuvre rappelle aussi L’ Afrique, célèbre buste de femme noire par Jean-Baptiste Carpeaux érigé sur sa fontaine des quatre parties du monde (1868). Ce dernier fit mentionner sur le piédouche : « Pourquoi naître esclave ? » C’est la question centrale de Somnyama Ngonyama, à laquelle Muholi répond par l’autoportrait, genre très prisé en Afrique.
Pour être libre, il faut être forte et fière : la peau de Zanele Muholi se fait cuirasse, arme, bouclier ou mur. Si l’artiste use d’artifices (jeux de lumières, de textures), elle ne maquille pas sa peau : sa « noirceur performative », pour emprunter le terme à la professeure agrégée Neelika Jayawardane, est obtenue au tirage. Entre le noir charbon chic du design et l’outrenoir inventé par Pierre Soulages, sa teinte est profonde, intense. Qu’elle se photographie à Paris, Berlin, Johannesburg, Kyoto ou Chicago, Muholi exprime la souffrance des siens – et surtout des siennes – qui subissent le racisme, la violence, la peur. Elle défend les marginalisés, la cause LGBTQIA. Toutefois, la violence est tamisée par une esthétique assumée, au point de frôler la préciosité. Ne nous y trompons pas : ce zèle esthétique apparent doit se saisir dans sa vertu curative, comme vecteur de tolérance.
Muholi s’érige en nouvelle « reine » du monde martelant son origine sud africaine à grands renforts d’accessoires évoquant l’horreur de l’apartheid : les pneus lui servent d’auréole (Ziphelele, 2016), les fils électriques de parure ethnique (Thembekile, 2015). Les cordes qui entravaient le modèle du sculpteur Carpeaux, elle les détourne souvent. Les mouvements de cheveux exprimant la révolte, elle en use pareillement. Tout est bon pour rugir « Pourquoi naître esclave ? », dont une narration éminemment littéraire, jouant des métaphores et de l’ironie. Plusieurs autrices commentent le titre zoulou, Somnyama Ngonyama, sans que jamais leurs textes n’épuisent les images. Dans l’entrevue finale avec la conservatrice Renée Mussai, l’artiste offre des clefs, insistant sur les hommages que recèle son travail. Les plus vibrants : celui à sa mère – elle arbore alors une coiffure composée d’éponges à récurer (Bester V, 2015) – et à son frère décédé – avec de longues dreadlocks (Mfana, 2014).
Rarement livre d’art aura été si généreux, puissant, militant. Son esthétique est profondément humaniste : faite de saturation, gorgée de sens, elle ouvre les esprits. Zanele Muholi sait que son message peut être mal interprété, ou simplement ignoré. Elle l’accepte ; à nous de l’accepter aussi. Une fois refermé ce récit visuel qui ne réécrit pas l’Histoire mais la complète, une chose m’a frappée. Sur les quatre-vingt-quatorze autoportraits, la bouche de l’artiste est toujours close. Elle ne dit rien et pourtant elle semble nous dire tout. – Claire Caland
Alice Wong est une activiste handicapée et créatrice dans une variété de médias. En 2014, elle fonde le Disability Visibility Project, un partenariat communautaire entre StoryCorps, un OBNL ayant pour mission de préserver les histoires d’une communauté Web consacrée à la création, au partage et à l’amplification des voix des personnes en situation de handicap dans les médias et la culture en général.
En 2020, elle publie Disability Visibility: First-Person Stories from the Twenty-First Century, qui regroupe des vignettes revendicatrices, de courts récits personnels et des manifestes galvanisants écrits par des personnes handicapées sur leur expérience face au handicap. Le livre s’adresse autant à des lecteurs non handicapés que handicapés.
Dans l’introduction, l’auteure couche sur papier une réflexion importante : « J’ai grandi en ne voyant que très peu d’images qui me ressemblaient soit dans des livres, au cinéma ou à la télévision. En l’absence de quelque chose, comment doit-on réaliser que cette chose est en fait manquante ? » (p. xv)
Selon le rapport de recherche Les pratiques artistiques des personnes sourdes ou handicapées au Canada, parmi la population âgée de quinze ans et plus, une personne sur cinq vit avec une incapacité (Statistique Canada, 2019), soit 22,3 % de la population. La question se pose alors : combien d’artistes handicapés connaissez-vous ? Sont-ils représentés par des galeries ou exposés dans les musées canadiens ? La sous-représentation des personnes en situation de handicap dans les arts nous rappelle la raison d’être de ce livre engagé.
Wong fait savoir à ses lecteurs qu’au fil du temps, elle a découvert une communauté de personnes handicapées, et le fait d’en apprendre sur leurs histoires lui a permis de rêver et de savoir ce qui était possible : une communauté est à la fois politique et magique ; elle est aussi puissante et peut se transformer en une résistance étanche à l’incertitude et à la peur.
À travers les récits d’autrices et d’auteurs, l’intersectionnalité prend tout son sens. En faisant se rencontrer plusieurs formes de discriminations à même son livre, Wong permet ainsi de décupler la diversité des représentations afin d’y accroître la visibilité du bassin de personnes en situation de handicap.
Parmi ces histoires, notons celle du collectif Harriet Tubman, racontant que le quart de la population noire aux États-Unis a une forme quelconque de handicap, soit le plus haut taux de prévalence toutes catégories raciales confondues. Ou encore celle d’Alice Sheppard, chorégraphe qui, par son vécu et sa pratique en danse, explore les notions de fracture et de matérialité du corps en faisant notamment référence à la matière de son fauteuil roulant. Ou encore celle d’Ellen Samuels qui arpente les différentes itérations du crip time ou de la « temporalité handicapée ». La beauté de ce livre réside dans l’immensité de la variété des tableaux présentés, ce qui produit un spectre nuancé.
L’ouvrage se termine par une liste de livres, d’articles, de balados et de sites Web sur les études critiques sur le handicap, pour celles et ceux dont la curiosité aurait été piquée. – Charlotte Jacob-Maguire
Publié en collaboration entre les centres d’exposition EXPRESSION, Plein sud et l’éditeur allemand Kerber Verlag, la nouvelle monographie de Chuck Samuels est, en quelque sorte, une ultime tentative pour l’artiste de se faire une place dans l’histoire de la photographie pour mieux la remettre en question. À l’instar de la production de l’artiste, Devenir la photographie émule avec brio l’objet qu’il tente de s’approprier. La publication embrasse la forme du sempiternel opus d’histoire de l’art, sans pour autant être véritablement et exactement cela. Présent depuis les premières manifestations de l’artiste, ce doute ontologique sur la nature de la photographie et ses dérivés devient ici le fil conducteur du livre qui relie six séries réalisées entre 1991 et aujourd’hui.
En préface, Joan Fontcuberta signe un texte impressionnant sur les réflexions théoriques entourant l’avènement de Photoshop à la toute fin des années 1980 et le début du phénomène de la postphotographie. La sélection de photos proposée dans le livre serait « un nouveau début pour l’histoire », une histoire qui permet une simultanéité de mondes, de réalités et de vérités. Avis que partage Mona Hakim, proche collaboratrice de Samuels, qui propose, quant à elle, d’analyser chacune de ses séries, composées essentiellement de pastiches d’images cultes le mettant en scène, par le biais des stratégies rhétoriques chères à l’artiste comme l’appropriation, le détournement et bien sûr l’humour. Force est d’admettre que ce parallèle temporel entre les différents projets du photographe et l’histoire de la postphotographie réussit à convaincre : Chuck Samuels est la photographie. – Sevia Pellissier
Le livre Blues Klair porte son regard sur l’exposition éponyme de Vincent Meessen qui prit forme notamment entre novembre 2018 et février 2019 à la Galerie Leonard & Bina Ellen. Cette publication bilingue rend compte d’une « dialectique d’une aventure » (p. 227) entre des objets, des individus et des archives. Une dialectique, dis-je, puisque la pratique de Meessen met en question l’Histoire et sa construction dans l’imaginaire occidental. L’exposition Blues Klair rend compte d’un travail de recherche au sein d’archives historiques d’ici et de l’étranger permettant une « agentivité contextuelle » (p. 42) en vue de ces archives par le rapprochement d’objets et d’individus qui se solde par une mise à l’épreuve de l’Histoire. Prolongeant d’une certaine manière cette mise à l’épreuve en éclairant certains choix de l’artiste, ce livre contribue à expliciter les nombreux rapprochements entre objets et individus à l’origine de l’exposition. Apparaît sous nos yeux une lecture augmentée du travail de Meessen, mais aussi une lecture de l’histoire du situationnisme noir, des figures caribéennes rebelles de Montréal et de leurs influences sur le FLQ, de l’importance du jazz comme moteur d’émancipation, de la culture du pastel, des insurrections caribéennes à Montréal, etc. – le tout sous l’astre de la couleur bleue. Les composantes de Blues Klair s’articulent autour de trois exils de la fin des années 1960 : afro-américain, européen et caribéen. En résulte un discours sur le pouvoir de la réarticulation d’images historiques portant sur des mouvements populaires et de la volonté d’autonomie à l’origine de ces moments troubles (p. 281). – stvn Girard