La fête est un livre d’art indiscipliné. Dirigé par l’artiste et architecte Jean-François Prost, il contient des photographies de plus d’une cinquantaine d’artistes qui ont répondu à un appel lancé au Brésil et au Québec en 2018 et 2019. Sous le thème de la fête, les images sélectionnées documentent des moments et des lieux de célébration dans lesquels les bonnes mœurs se relâchent pour laisser place au divertissement et au désordre. Des portraits flous mettant en scène des jeunes entassés dans des salles pour y faire des spectacles improvisés, des natures mortes d’objets festifs abandonnés, et des paysages de devantures de bar, ne sont qu’une partie des méfaits photographiques observables dans ce large bouquin à la couverture holographique.

Comme un vrai lendemain de veille, les images-souvenirs arrivent par bribes et s’accompagnent parfois d’un bourdonnement difficilement identifiable. En effet, certaines photos ont été bonifiées d’œuvres sonores qui peuvent être écoutées à l’aide d’une application cellulaire téléchargeable. La juxtaposition des images et des sons (récoltés grâce à une collaboration avec le centre Avatar) complète l’expérience sans jamais la simplifier. Au contraire, la publication est un chaos de scènes d’ivresse et d’euphorie qui se vit beaucoup mieux qu’il ne s’explique.

Ce brouhaha esthétique se perpétue dans une série de captures d’écran saisies par Prost où se chevauchent des pages Web et des fichiers JPEG laissant voir les interfaces Apple. On y attrape des grands titres de journaux comme « Why throwing Raves in Forbidden Spaces is An Act of Political Resistance » [Pourquoi organiser des raves dans des espaces interdits est un acte de résistance politique ?], mais aussi des extraits de textes incomplets et des vidéos Youtube qui ont en commun de montrer une facette des relations existantes entre les excès festifs et la réappropriation de l’espace physique par des groupes marginalisés.

Telle une ode au débordement et à la débauche, La fête propose de réfléchir par accumulation aux effets de la cohue dans son contexte spatial et politique. Un texte d’Adriana de Oliveira et Bernard Schütze conclut cette drôle d’aventure bacchanale sur une note plus théorique qui propose de voir la culture de la fête comme une forme de résistance, un espace temporairement ingouvernable qui permet de contester les structures dominantes de pouvoir.

Ce « mode festif ingouvernable », pour reprendre leurs termes, nous ramène à la notion de carnaval, soit l’idée d’un événement libérateur qui permettrait temporairement de briser les règles établies pour s’en moquer. De Oliveira et Schütze ajoutent à cela que les fêtes improvisées offrent la possibilité aux groupes marginalisés de revendiquer une autonomie dans un contexte de répression tout en redirigeant la pression qu’exerce le capitalisme sur les individus vers des formes de défoulement physiques comme la danse et la consommation d’alcool.

La préparation de ce livre a débuté en 2016, lors d’une résidence de Jean François Prost au Centre VU de Québec. Il aura fallu cinq années pour réunir le travail des photographes, artistes sonores, autrices et auteurs qui ont accepté de participer à cette orgie de couleurs, de textures et d’émotions. Cinq ans pour organiser un rave papier et envahir l’espace du monde de l’édition. – Sevia Pellissier


Yann Pocreau (2021). Œuvre processus/Process Piece, Montréal : par l’artiste, 299 p., ill.
Photo : Jean-Michael Seminaro

Le livre Œuvre processus de Yann Pocreau est l’un des dix-sept projets d’art public réalisés au Centre hospitalier de l’Université de Montréal (CHUM). Fait inusité dans l’histoire du 1%, l’ouvrage n’est ni une sculpture, ni une peinture ou autre élément intégré à l’architecture, mais le fruit d’une démarche processuelle liée temporellement à la construction du méga hôpital. À la suite d’une résidence qui a duré plus de sept ans, le projet aboutit dans sa totalité en 2021 sous la forme d’une publication. Le texte de Yann Pocreau ainsi que ceux de Tamar Tembeck et de Marie-Charlotte Franco témoignent de la genèse de l’œuvre, de la transformation du site et de l’importance d’imprégner une mémoire artistique et sociale du patrimoine hospitalier montréalais.

Sur le plan photographique, le livre contient un important corpus d’images du chantier du nouveau CHUM. Pocreau y observe la transformation d’un lieu physique. Il nous fait voyager à travers des scènes où les débris et le désordre composent un champ d’exploration du monde. Le traitement documentaire y est bien sûr présent, mais ce qui retient principalement l’attention, c’est l’approche plasticienne privilégiée par le photographe dans la production de ses images. Elle se manifeste par des cadrages très étudiés, par une recherche sur la profondeur des plans et par l’incidence de la lumière sur les objets et sur l’environnement.

Ce livre processus reproduit aussi des documents d’archives, de vieilles cartes postales et même des menus diététiques. Des extraits d’entrevues d’Auriette Breton, infirmière en chef du Service d’hépatologie de l’hôpital Saint-Luc, sont également publiés. Pour l’artiste, il était important d’inclure à l’intérieur de l’ouvrage des aspects reliés au vécu des employés et des usagers. La manière revendiquée par Pocreau se veut globale. Dans le texte intitulé Le patrimoine hospitalier, une poétique du quotidien à révéler, Marie Charlotte Franco illustre bien cet aspect ainsi que les retombées des autres activités générées par la résidence de l’artiste. Y figure le chantier de recherche sur les patrimoines matériels et immatériels des trois anciens hôpitaux du CHUM. Réalisé par les étudiants et étudiantes de la maîtrise conjointe en muséologie de l’UQAM et de l’Université de Montréal, il a été initié dans le cadre d’un séminaire sur le collectionnement et la conservation. Environ mille objets à valeur patrimoniale et historique ont été répertoriés sur les trois sites. Un autre exemple d’activité périphérique est l’exposition Patrimoines qui a eu lieu à la Galerie d’art de l’UQAM en 2016. L’artiste y a reconstitué une chambre de l’ancien hôpital Saint-Luc et présenté sous le mode de l’installation des artéfacts et différents mobiliers récupérés lors de la démolition du complexe.

Yann Pocreau souligne qu’il s’est servi de son rapport privilégié avec le CHUM pour réfléchir, comme artiste, au milieu hospitalier et aux notions de patrimoine qu’il convoque. Voilà l’intérêt principal de ce livre singulier qui met à profit des compétences à la fois esthétiques, patrimoniales et relationnelles. – Jean De Julio-Paquin


La Société des archives affectives (2021). Ad Astra, Montréal : par l’artiste, 136 p., ill.
Photo : Daphné Rouleau

Silencieux, alchimique, cosmique. C’est ainsi que l’on pourrait décrire Ad Astra, livre d’artiste à rattacher au courant de réenchantement du monde qui, depuis des années maintenant, s’est installé dans le paysage artistique. Que la Société des archives affectives ait confié la conception graphique de cet ouvrage au bureau de design Criterium semble dès lors une évidence quand on connaît ses réalisations épurées et dynamiques, où les jeux chromatiques (sobres) et typographiques (simples et lisibles) associent énergies telluriques et cosmiques. De fait, sur la couverture moirée de gris de ce livre carré de petit format, nul titre, nom d’auteur ou d’autrice ; ils sont remplacés par quatre points d’argent. Pas de texte non plus en quatrième de couverture, juste un symbole énigmatique. C’est sur la tranche et avec la même encre argentée que les premiers indices sont révélés – Ad Astra 2021 –, soit une direction et une temporalité, accompagnées de quelques lignes d’intention : « Parce qu’elles sont anciennes, parce qu’elles persistent, parce que nous sommes faits de la même matière. Parce qu’elles sont nos ancêtres, nos origines et notre futur. »

Entre abstraction et figuration, l’ouvrage est centré sur des « images astrales ». Celles-ci sont le résultat d’expériences neuroscientifiques réalisées dans un laboratoire affilié au Centre hospitalier de l’Université de Montréal. Elles visent à traduire des messages de patients, d’accompagnants et du personnel du CHUM en graphiques lumineux, et réussissent à conserver leur puissance émotionnelle. Dans son introduction poétique, l’autrice et critique d’art Claire Moeder précise qu’Ad Astra est aussi le relais d’une installation permanente que la Société des archives affectives a réalisée au CHUM, à partir d’une conjugaison d’étoiles et de portraits photographiques : face à l’objectif, le messager ou la messagère tend un livre ouvert à hauteur de visage, mais à la place de son sourire ou de son regard, on ne voit qu’une double page montrant des traces lumineuses qui composent une image astrale. Ces portraits jalonnent Ad Astra, insistant sur l’intention et la direction du vœu cosmique. Ils affirment le procédé géométrique de mise en abyme qui constitue l’une des forces de l’ouvrage. Car l’apparente simplicité est illusion : Ad Astra est aussi une réflexion sur la création artistique. Treize pages entièrement noires accueillent un vœu, ou un ex-voto, habillé de blanc, laissant ainsi place à la méditation. Chaque vœu est associé à un mot formant une liste (« rencontre », « perspective », « émerveillement ») qui, de manière répétitive et évolutive, formule un rébus, une triple énigme : celle du monde, de l’être et du cosmos.

Mais, au fait, qui se cache derrière cette mystérieuse « Société des archives affectives » ? Il faut attendre les dernières pages du livre pour obtenir cette information : la Société a été fondée en 2010 par deux artistes, Fiona Annis et Véronique La Perrière M. Grâce à elles, le monde de l’art s’enrichit d’une œuvre puissamment poétique, où l’art et la science, la philosophie et les mathématiques s’allient, où les forces contraires et contraignantes qui traversent le cosmos s’harmonisent le temps d’une lecture. – Claire Caland


Ève Cadieux (coord.), Jérôme Minière et Daniel Fiset (2021). Ève Cadieux : Le Collectoir, Québec : par l’artiste, 144 p., ill. Photo : Ève Cadieux

Photographe, artiste de l’installation et oulipienne à ses heures, Ève Cadieux livre ici une monographie sur son travail de 1998 à nos jours. Au cours de ces années, l’artiste a su développer un vocabulaire visuel (et linguistique !) cohérent, résumé par le mot-valise collectoir, fusion des mots collection et mémoire : celles des objets, de leurs collectionneurs et de leur conservatrice.

Alors qu’elle prépare l’exposition bilan Toutes ces choses, Cadieux revisite sa propre histoire en tant qu’artiste mais aussi comme éditrice d’un livre à venir : sélection de photos et d’installations, regroupements thématiques des œuvres, croisements entre les séries. Deux auteurs l’accompagnent dans cette réflexion : l’artiste et chanteur Jérôme Minière et le cocommissaire de l’exposition Daniel Fiset. Ce dernier s’appuie sur la distinction que fait Bill Brown entre chose et objet pour analyser son travail. « Le terme chose décrirait un rapport entre le sujet et l’objet plutôt qu’un objet en soi » ; relation au cœur de la démarche de l’artiste. Minière remixe quant à lui de façon poétique l’univers de Cadieux, écrivant que « nos mains […] recouvrent les choses d’une enveloppe humaine » – les mains et le regard de l’artiste assurément.

En couverture, l’œuvre Thorvaldsens #7270 (2019) est un joyeux empilement d’accessoires de cuisine juxtaposé à une sculpture. L’image de la passoire est obsédante et celle du personnage, troublante. Peut-être parce qu’à l’instar d’une « image-valise », toutes deux évoquent l’œil de l’artiste qui passe au tamis des « évidences » pour qu’elles n’échappent pas au passage du temps. – Danielle Legentil