Gilles Mihalcean : retournements et détournements

Depuis son ouverture, le 1700 La Poste crée l’événement à chacune de ses expositions et de ses publications. Les Éditions de Mévius, du nom de sa mécène et commissaire Isabelle de Mévius, proposent des monographies des artistes présentés. Véritables livres d’art, ces catalogues contribuent à l’avancement de la recherche en art contemporain québécois. Gilles Mihalcean : retournements et détournements fait partie de cette collection remarquable.

Si l’exposition s’apparentait à un bilan de l’artiste, de 1995 à nos jours, le catalogue tient lieu de rétrospective, couvrant l’ensemble de la carrière du sculpteur. Le sous-titre de la publication réfère aux stratégies de retournements et de détournements propres à l’artiste : métaphores, trouées, fragmentations, jeux d’échelles, entre autres. L’originalité de l’ouvrage réside dans le recours à ces mêmes procédés dans les textes. Ainsi, Isabelle de Mévius analyse les fondements de la sculpture chez Mihalcean à travers les liens de filiation. L’approche fragmentée de Laurier Lacroix agit comme autant de trouées pour nous faire entrer dans l’imaginaire analogique de l’artiste. Il semblerait que cette approche soit inspirée de Buste (2020), qui laisse entrevoir une tête humaine à travers différents angles. Le titre de l’entretien « Du grelot au cosmos » de Charles Guilbert réfère à la fois aux jeux d’échelles et au grelot dans Tête cosmique avec cimier (2015-2016).

Les auteurs ont donné un caractère poétique à leur titre et à leur écriture. Sans doute pour rendre hommage à l’artiste, dont on peut lire des textes littéraires dans la dernière partie du catalogue. Ils nous révèlent que Mihalcean est non seulement un immense sculpteur, mais aussi un grand poète. À quand la publication d’un recueil de ses écrits ? – Danielle Legentil

L’article « Autour de quelques métaphores heureuses : Gilles Mihalcean », est publiée dans le no 265 – hiver 2022 et est disponible ici.

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Marcel Blouin et Hélène Poirier (dir.), Valérie Litalien et Bernard Schütze (2021). Jocelyn Philibert, Métamorphose du réel
Marcel Blouin et Hélène Poirier (dir.), Valérie Litalien et Bernard Schütze (2021). Jocelyn Philibert, Métamorphose du réel / Jocelyn Philibert, Metamorphosis of the Real. Saint-Hyacinthe : Expression ; Longueuil : Plein sud Éditions ; Paris : Éditions Loco, 204 p., ill. Photo : Denis Farley

Jocelyn Philibert – Métamorphose du réel

Cette publication bilingue constitue un prolongement de la rétrospective Dimension lumière consacrée à Jocelyn Philibert qui fut présentée du 9 novembre 2019 au 26 janvier 2020 à EXPRESSION, centre d’exposition de Saint-Hyacinthe, sous l’égide de son directeur Marcel Blouin. Les somptueuses illustrations du livre, choisies par l’artiste, permettent de suivre son évolution depuis trente ans, de la sculpture et de l’installation à ses fameuses photographies de paysages, jouant sur le caractère construit et symbolique de ce genre réaliste de vues trouvées dans la nature. Parmi elles, la série Des arbres dans la nuit (2006) les en fait surgir sous un éclairage artificiel, dont la source intense paraît se confondre avec une conscience. La nôtre s’en trouve plantée devant un panorama faussement hyperréaliste, composite d’innombrables saisies à tâtons par l’éclair du flash. On se croirait dans l’« espace noir » décrit par le phénoménologue Eugène Minkowski (1885-1972), où l’on se sent touché de toutes parts, à la merci d’apparitions soudaines d’une imposante frontalité. Ce même mystère se déploie en pleine lumière dans la série Au jardin des possibles (2017-2019), évoquant tour à tour l’Éden et quelque Arcadie néoclassique, en raison de la mise en scène de personnages ordinaires dans des compositions bucoliques aux résonances mythologiques. Un luxe de détails tridimensionnels sature les surfaces de ces images, les rabattant au premier plan bidimensionnel d’une fiction picturale dénaturalisée. Leur photoréalisme s’en trouve en retour réenchanté à la faveur d’un jeu discret avec les conventions du genre. Un artifice numérique assumé rend ainsi ces compositions photographiques en plein air plus proches de la peinture d’atelier que de la capture analogique de l’instant décisif. – Christian Roy

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Ouvrage François-Marc gagnon
Gilles Lapointe et Louise Vigneault (dir.) (2021). François-Marc Gagnon et l’art au Québec : hommage et parcours. Art +. Montréal : Les Presses de l’Université de Montréal, 222 p., ill.

François-Marc Gagnon et l’art au Québec : hommage et parcours

« Place aux nécessités » écrivait Borduas dans Refus Global. Le livre consacré à l’historien de l’art François-Marc Gagnon (1935-2019), dans la très belle collection Art + des PUM, est l’un de ces ouvrages nécessaires dans la bibliothèque de l’art québécois et canadien. Rares sont les publications consacrées à des historiennes ou des historiens d’art. Rares sont les érudits doués pour la vulgarisation. Gagnon possédait l’expertise et maîtrisait l’art de communiquer. Chercheur rigoureux, auteur prolifique, professeur émérite, il transmettait ses connaissances avec un enthousiasme contagieux. Grand spécialiste de Borduas et des automatistes, ses champs de recherche couvraient un vaste « territoire » allant des arts de la Nouvelle-France à la modernité québécoise. Gagnon a formé des générations d’historiennes et d’historiens de l’art qui l’ont salué de son vivant : deux numéros des Annales d’histoire de l’art canadien et deux colloques lui ont été consacrés.

François-Marc Gagnon et l’art au Québec est en partie issu des voix entendues lors de la journée d’étude présentée en 2018, auxquelles d’autres voix se sont ajoutées. Sous la direction de Gilles Lapointe et de Louise Vigneault, l’ouvrage rend hommage au mentor et témoigne de son parcours personnel et professionnel. Onze spécialistes, ayant étudié avec le maître ou déplorant de ne pas l’avoir fait, revisitent son héritage intellectuel et humain. Textes scientifiques et souvenirs intimes donnent lieu à une lecture savante et émouvante. Fait remarquable, les quatre universités montréalaises y sont représentées.

La publication comprend le dernier texte – inachevé – de Gagnon. Les concepteurs ont fait le choix de le publier pour introduire les différentes parties du livre. En avant-propos, Lapointe et Vigneault présentent les essais des collaborateurs. Suit Esquisse de vie du journaliste Jérôme Delgado qui avait le projet d’une biographie de Gagnon, malheureusement abandonnée. Le corps de l’ouvrage est découpé en deux parties, suivant les deux grands chantiers de recherche de Gagnon. La première est consacrée à l’art ancien de la Nouvelle-France (Pierre-Olivier Ouellet), à la représentation des Premiers Peuples (Louise Vigneault), à la pensée « rapaillée » de Gagnon (Laurier Lacroix), à l’apport de ses écrits à l’enseignement et à l’histoire de l’art (Dominic Hardy). La seconde aborde la modernité au Québec, à travers la contribution de Gagnon à l’histoire des idées (Yvan Lamonde), à l’étude de la modernité juive de l’entre-deux-guerres (Esther Trépanier), à la méthodologie dans les travaux autour de Borduas (Gilles Lapointe) et à l’intégration de la culture populaire dans le panorama de l’histoire de l’art (Rose-Marie Arbour). Enfin, les textes de Denis Longchamps et de Loren Lerner analysent respectivement son travail de direction à l’Institut de recherche en art canadien Gail et Stephen A. Jarislowsky, et de médiation culturelle dans la sphère médiatique. La famille de Gagnon a également participé à la documentation visuelle du livre (Iris Amizlev, Pnina C. Gagnon).

L’héritage de François-Marc Gagnon est immense, « vivant, à travers les gens qu’il a formés », souligne Gilles Lapointe. Ce livre nous le rappelle avec sensibilité et intelligence et nous fait dire, avec Borduas, que « les frontières de nos rêves ne sont plus les mêmes ».
– Danielle Legentil