267 – Recensions de livres
Métaphores conceptuelles – Sorel Cohen
Objet précieux par la connaissance qu’il recèle, le catalogue d’exposition fait maintenant événement dans la communauté des arts lorsqu’il est publié. Les musées, à quelques exceptions près, n’ont plus les moyens financiers de maintenir cet élément fort coûteux bien que fondamental d’une exposition. La muséologie actuelle mise sur la présence de textes en salle souvent longs pour remplacer l’objet que l’on rapporte chez soi pour approfondir la compréhension de ce qui nous a été donné à voir. Avec la publication de ce que l’on appelle, dans le jargon spécialisé, « le catalogue », l’expérience de l’exposition se prolonge dans l’espace privé et solitaire du visiteur. Cette réflexion esthétique est un moment essentiel à l’appréhension des œuvres et à leur cheminement vers une permanence de la trace qu’elles laissent en chacun pour ébranler les acquis.
Marie J. Jean, qui a dirigé les auteurs pour la galerie VOX, a bien compris le rôle de la publication spécialisée dans le contexte de l’exposition des œuvres de Sorel Cohen. Cet élégant livre qui fait écho à la nature des œuvres de l’artiste, par son format, se manipule bien et devient lui-même objet d’art. Mais au-delà de sa matérialité, la publication est un ouvrage de référence pérenne. Les textes en français et en anglais assurent une pénétration culturelle qui se justifie, entre autres, par la carrière internationale de l’artiste.
Dans son avant-propos, Jean annonce clairement que les archives de l’artiste ont été fouillées, assurant ainsi le recadrage de toute la démarche de Cohen dans une histoire de l’art définie jusqu’à maintenant surtout par les hommes. À travers la catharsis qu’engendrent les œuvres de Cohen, Jean propose de mettre au jour leur dimension traumatique. Pour elle, la fonction de cette monographie est de « recontextualiser les enjeux conceptuels et les positions féministes » de Cohen.
S’adjoignant des autrices et des auteurs de renom, dont Thérèse St-Gelais et Dot Tuer, les textes répondent avec succès à l’annonce faite par Jean en avant-propos. Par une écriture dynamique et érudite, chaque chapitre amène le lecteur à voyager en profondeur à travers les thèmes et les différentes périodes de la production de l’artiste. Toute femme, artiste ou non, se reconnaîtra à un moment ou l’autre dans les analyses que proposent les auteurs, qu’ils parlent d’histoire de l’art, du quotidien des femmes ou des traumatismes que certaines auraient subis ou pourraient subir. Cette vision à 360 degrés s’articule autour de sections du livre qui reproduisent les œuvres sculpturales et photographiques par regroupements, favorisant ainsi la compréhension de la démarche.
Complétée par Claudine Roger, la bio-bibliographie engage le lecteur dans une chronologie illustrée donnant un panorama complet et cohérent des cinquante années de recherche conceptuelle de Cohen. S’ajoute à cela une section bibliographique fouillée qui assure un élargissement du regard critique par le recensement de nombreux écrits suscités par les œuvres.
Le côté graphique de l’ouvrage n’est pas en reste. Dominique Mousseau a bien assimilé et respecté la nature du travail de Cohen. Ayant comme jaquette un papier pelure qui crée une transparence symbolique par ce qu’il cache et révèle à la fois, la séquence des textes et des images permet également de se concentrer sur chacune des sections judicieusement mises en dialogue.
Un livre à consommer et à garder dans sa bibliothèque ou sur sa table afin de le lire et le feuilleter selon son humeur.
-Manon Blanchette
Les mots du regard – Normand Biron
Semant « les mots du regard » au fil de ses « promenades en art », Normand Biron1 amorce ce nouveau recueil de certains de ses papiers par un texte liminaire. En avant-propos, le critique d’art répercute les paroles de Fernand Leduc (1916-2014) « écho d’un credo », où le peintre conseille « d’être soi, d’être vrai… la vie de l’art commence là où est la vérité intérieure ». C’est après cette rencontre avec Leduc que Biron écrit son premier article sur l’art2.
Avec ses entretiens face à Leduc, Vladimir Veličković, Valerio Adami, Pierre Gauvreau… certaines questions reviennent d’un artiste à l’autre. Celles-ci portent sur la mort, le poids de l’histoire, le spectre des guerres et « faites l’amour, non la guerre », sur l’érotisme. Et avec ses visites d’expositions et ses comptes rendus de livres, Le corps transformé (Musée des beaux-arts du Canada, 2003) ; Documenta 6 de Kassel (1977) ; Imaginaires mexicains (Musée de la civilisation de Québec, 1999) ; le Monde selon Graff (Graff, 1987) ; Les splendeurs de l’estampe japonaise (Flammarion, 1985)… Biron apparaît comme un nouvel épistolier.
Comme si nous relisions une liasse de lettres retrouvées, souvenirs et détails affleurent. Ce sont des œuvres d’artistes parfois un peu oubliés. L’envoûtement de quelques lieux, la Cité de l’Énergie à Shawinigan ou la Villa Arson à Nice ; la magie de présentations liées à un contexte et à une géographie, celles de l’art populaire et de l’art brut ; la richesse de collections et des rassemblements d’œuvres et d’objets d’art, arts africains, islamiques, design et art décoratif.
Quelques textes de journalisme quotidien (Le Devoir) ont été écrits au milieu des années 1980. Beaucoup de ces articles ont paru dans Vie des arts. Dans le livre, les textes republiés sont émaillés de citations. En guise de transition, celles-ci rendent plus fluide l’enchaînement des articles colligés.
Une fascination nous est relatée. On y sent la marque de la réaction qui saisit au passage une étincelle du message dans sa fugacité même, perdu sans cela. S’installent dans le creux du présent des notes à ne pas perdre, une trace. À cet égard, ces feuillets échelonnés dans le temps apparaissent comme une correspondance soutenue. Dans un souci d’écriture, ils informent d’une situation mouvante. Une inclination réflective retient l’auteur et l’anime. Usant parfois d’un style un peu recherché, il rédige au vol et consigne ses observations, ses impressions, ses sensations. Un mouvement mental est engendré par l’urgence de les fixer. Sans jamais paraître avare de précisions, féru d’histoire comme pour mieux documenter le présent, Biron nous enrichit de ses commentaires, toujours intrigué et curieux de ce qu’il décrit.
L’aventure nous rend sensibles à quelque chose d’essentiel. Comme en retour aux propos de Fernand Leduc, la boucle est bouclée.
-René Viau
1 Critique d’art, Normand Biron s’est aussi illustré auprès de la Direction de la culture de la Ville de Montréal, commissaire aux relations internationales et aux prix d’excellence. C’est la troisième fois qu’il rassemble ses textes en un recueil : après L’Artiste et le critique : L’art peut-il s’écrire ? (1975-2000…) paru en 2000, il a publié L’œil énamouré : Préfaces, mélanges, pastiche (1975-2000…) en 2001, tous deux aussi chez Liber.
2 Normand Biron, « Les 7 jours : Fernand Leduc », Vie des arts, nº 74 (printemps 1974), p. 22-23.
L’atelier – Marc Séguin
« J’imagine que les ateliers ressemblent aux artistes qui les occupent. Eux nous habitent en retour de tous les possibles », écrit Marc Séguin dans la magnifique édition L’atelier parue chez Fides. On pourrait dire la même chose des livres, de celui-là en particulier, d’autant plus que la maison d’édition a donné carte blanche à l’artiste. Dans cet ouvrage hybride, à la fois journal d’atelier et album photographique, Séguin se livre comme jamais, avec une écriture viscérale, rythmée et incisive, où l’art et la vie sont intimement liés. L’emploi d’une typographie de machine à écrire accentue l’effet d’intériorité. Un foisonnement de photos (plus de 300 en autant de pages) « sillonne » l’ouvrage, offrant des idées de traverse au texte écrit. On entre dans les différents ateliers de l’artiste par des photos à la fois documentaires et d’un grand esthétisme. Celles de Maude Chauvin et de Caroline Perron sont des œuvres en soi, d’ombre et de lumière.
Comme dans ses démarches artistique et littéraire, Séguin aborde ici le cycle de la vie à travers celui de l’atelier. Le livre s’ouvre sur une photo de l’artiste tenant un cadre en attente d’une toile. Il se referme sur l’endos d’un châssis appuyé contre un mur. La période de la création recommence. Le journal d’atelier tient comme par hasard sur neuf mois. La mise en page soigneusement épurée reprend le motif du châssis, dans la grille graphique rectangulaire, et aussi dans le recours aux multiples motifs de fenêtres, de portes et d’architectures linéaires.
L’atelier, un livre qu’il faut annoter, dessiner, « marcher », laisser reposer et y retourner. Comme dans un atelier. Et qui longtemps va vous habiter.
-Danielle Legentil