Donner corps à l’insaisissable

Caroline Gagné et Tamar Tembeck (dir.) (2022). Caroline Gagné : Donner corps à l’insaisissable / Embodying the Intangible. Montréal : OBORO, 94 p., ill.

Donner corps à l’insaisissable porte un regard rétrospectif sur le travail de Caroline Gagné, artiste visuelle​ qui vit et travaille à Québec et à Saint-Jean-Port-Joli. Le « plaisir de chaque instant », évoqué par l’artiste qui revient sur la fabrication de l’ouvrage entièrement bilingue, se devine à travers le soin apporté aux choix éditoriaux et esthétiques.

Rassemblant trois essais de Viviane Paradis, Nathalie Bachand et Valérie Litalien, et la présentation de six œuvres réalisées au cours des vingt dernières années, la publication montre bien la cohérence de la pratique de Gagné, qui exploite le son, la vidéo, l’interactivité et la réalité virtuelle. C’est à travers les interprétations précises et évocatrices des autrices que l’on approche ses œuvres et les thèmes de la présence et de l’absence, de la solitude et du lien. Au fil des pages, plusieurs images sont présentées, le plus souvent des captures d’écrans d’œuvres vidéo ou des vues d’installations dans les galeries, centres d’artistes et musées où l’artiste a exposé. La palette de couleurs limitée donne à l’objet son unité. Ce sont les gris, les bleus doux et les bruns brumeux des salles tamisées et des paysages reproduits. Les plus belles et plus grandes images montrent l’artiste au travail, flanquée de ses appareils d’enregistrement, seule sur le bateau, le rivage ou le rocher.

Est-il vrai que sur papier, elles nous échappent un peu ces œuvres qui s’expérimentent d’abord au moyen d’écrans, de haut-parleurs, de casques ? Comme Tamar Tembeck et l’artiste elle-même le soulignent, le livre offre une perspective différente sur la création, plus globale, plus organisée peut-être, sollicitant moins les sens, mais pas moins l’imaginaire. Il ouvre aussi une discussion sur la mémoire et l’archivage d’un tel travail et montre qu’il n’en est en fait qu’une autre médiation. 

par Amélie Giguère


Estelle Zhong Mengual (2021). Apprendre à voir : le point de vue du vivant, Arles : Actes Sud, 256 p., ill.

Apprendre à voir

Estelle Zhong Mengual (2021). Apprendre à voir : le point de vue du vivant. Arles : Actes Sud, 256 p., ill.

Comment rendre sensible ce que l’on nomme, selon une conception désincarnée, « la nature » ?

Partant de l’idée que les crises écologiques contemporaines trouvent leur origine dans une « crise de nos relations au vivant », soulevée par le philosophe Baptiste Morizot dans son livre Manières d’être vivant (2020), l’historienne de l’art Estelle Zhong Mengual propose une histoire environnementale de l’art. Édifiée à partir des « filiations de style d’attention au vivant au sein de notre propre histoire culturelle » (Zhong Mengual, p. 239), cette entreprise implique un regard croisé sur les œuvres, l’histoire de l’art et l’histoire naturelle au XIXe siècle. En filigrane, c’est une histoire des « rapports non-modernes au vivant » qui émerge (p. 239), à l’instar de la remarquable enquête menée sur les relations qu’entretiennent les femmes naturalistes à leurs environnements.

Cette approche historique n’est toutefois pas sans contenir une injonction actuelle : il faut déconstruire les mécanismes associés culturellement à nos sensations pour mieux construire un appareil sensible qui soit apte à percevoir l’environnement dans son ensemble. Au fil de la lecture, on comprend qu’« apprendre à voir », ce n’est pas seulement observer le rapport des sciences et des arts à ce qui nous environne : c’est également transformer notre regard en soi (l’exercer à voir le vivant) et à l’échelle collective (voir tous ensemble, dans notre monde commun, tous les vivants).

Dans cet exercice du percevoir, la facture de l’ouvrage guide l’œil et la pensée. Le cheminement théorique de l’auteure est rythmé de reproductions d’œuvres choisies. La conception graphique accompagne le développement des idées. Et si l’expérience sensible de la lecture était le premier pas vers un nouvel apprentissage de notre rapport à l’environnement ?

par Sophie Herrmann


Gauche : Micheline de Passillé peignant une assiette de la série Fleurs sauvages d’Amérique (vers 1972) Photo : Ronald Labelle. Droite : Micheline de Passillé, Dentelle de la reine Anne (1967). Émail sur cuivre champlevé. Cadeau diplomatique offert à la princesse Grace de Monaco, à l’occasion d’Expo 67. Photo : inconnu, archive de l’artiste.


de Passillé Sylvestre : émailleurs d’art

Bruno V. Andrus (dir.). de Passillé Sylvestre : émailleurs d’art. Montréal : Musée des métiers d’art du Québec, 260 p., ill.

Véritable révélation dans le domaine des métiers d’art, le catalogue d’exposition de Passillé Sylvestre : émailleurs d’art, préparé sous la direction de l’historien de l’art et commissaire d’exposition Bruno Victor Andrus, donne à voir une technique encore trop peu étudiée au Québec : l’émail sur cuivre. Publié par le Musée des métiers d’art du Québec (MUMAQ), cet ouvrage bilingue témoigne de la nouvelle orientation scientifique de cette institution muséale qui souhaite développer la recherche sur les métiers d’art et, dans une certaine mesure, sur les arts décoratifs québécois. Avec cet ouvrage, Andrus renouvelle notre regard sur la pratique de l’émail sur cuivre au Québec dans le troisième quart du XXe siècle à partir de la riche production de Micheline de Passillé et d’Yves Sylvestre.

Se concentrant sur une période allant des années 1950 aux années 1970, ce catalogue vise à mettre de l’avant un atelier qui, jusqu’à présent, n’a jamais fait l’objet de recherches ou de publications universitaires. Or, Andrus nous rappelle que les Passillé Sylvestre ont activement participé à la renaissance des métiers d’art au Québec à partir du milieu du XXe siècle, aux côtés d’artistes majeurs tels que Marcelle Ferron, Maurice Savoie ou encore Louise Bousquet. Riche de nombreuses citations issues d’entrevues avec Micheline de Passillé ou de documents à caractère de source, de Passillé Sylvestre : émailleurs d’art nous offre un portrait biographique complet de ce couple d’artistes en décrivant, entre autres, les premières expérimentations faites par Passillé au laboratoire de l’Institut de médecine expérimentale de l’Université de Montréal, la naissance de leur collaboration en 1958 à Sainte-Foy ou encore leur participation à l’Expo 67. Intégrant également des photographies inédites provenant de différents fonds d’archives, ce catalogue ouvre la voie à de nombreuses recherches dans le domaine de l’étude de l’émail sur cuivre au Québec. Par conséquent, c’est tout naturellement que l’on peut y retrouver un chapitre explicatif rédigé par Micheline de Passillé décrivant le processus de fabrication de l’émail et l’application de ses différentes techniques. De plus, c’est dans la même perspective qu’Andrus a invité le designer de mode Jean-Claude Poitras et le galeriste Noel Guyomarc’h à rédiger des chapitres, respectivement sur la mode et le design d’intérieur lors de la Révolution tranquille et sur la place de l’émail dans la bijouterie d’art contemporaine, dans le but d’adopter une approche plurielle et pluridisciplinaire quant à l’étude des métiers d’art au Québec.

Plus qu’un pendant à l’exposition qui se déroule jusqu’en janvier 2023 au Musée des métiers d’art du Québec, ce catalogue témoigne de l’engagement scientifique de cette institution muséale, tout en étant cohérente avec son identité visuelle adoptée depuis l’arrivée de Perrette Subtil en tant que directrice en 2018, qu’il s’agisse de la scénographie, de la communication ou de ses publications.  

par Franck Calard