The Mystery of—In conversation with the Sanchez Brothers

Adam Leith Gollner (2022). The Mystery of—In conversation with the Sanchez Brothers. Montréal : Anteism Books, 81 p., ill. Conception graphique du Studio Feed. Photo : Vincent Castonguay. Courtoisie du photographe

Cet ouvrage remarquable écrit par Adam Leith Gollner possède de nombreuses qualités. Le ton amical du récit amène à découvrir de manière chronologique la pensée et la carrière de Carlos et Jason Sanchez. Il dévoile leur personnalité et leur goût pour l’humour théâtral. Amis avec eux depuis leurs études, Gollner relate des expériences cocasses décrivant au passage l’état de liberté qui prévalait à Montréal en 2000.

En phase avec la nature des œuvres des Sanchez, Gollner raconte des histoires, entre autres celles du processus de réalisation de leurs photographies, et, plus tard, de leurs films. Le mystère et le drame y planent toujours. L’auteur ajoute que l’écriture les inspire, à cause de sa nature qui permet d’arrêter le temps, de ressusciter un battement de cœur et d’échapper à la matérialité. Parmi les œuvres charnières, Overflowing Sink (2002) marque le passage vers une technique de mise en scène contrôlée qui mènera au film, leur médium actuel. En 2017, ils réalisent Allure, leur premier film.

Réparti en chapitres cohérents, l’ouvrage présente harmonieusement la dimension technique des œuvres et leur sens politique. De manière chronologique, le lecteur lui emboîte le pas. L’écriture est claire et chaleureuse, voire attachante. La publication se termine avec une conclusion forte et inspirante, alors que les mots des Sanchez et ceux de Leonard Cohen se confondent pour affirmer la difficulté de créer et la lumière qui s’en dégage cependant. Une monographie à se procurer sans faute pour découvrir sa propre lumière. 

par Manon Blanchette


Photo : MNBAQ, Julie Bouffard

Stanley Février : menm vye tintin

Nuria Carton de Grammont, Bernard Lamarche, Stéphane Martelly et al. (2022). Stanley Février : menm vye tintin. Québec/St-Jérôme : Musée national des beaux-arts du Québec/Musée d’art contemporain des Laurentides, 128 p., ill. Photo : MNBAQ, Julie Bouffard

En 2021, Stanley Février remportait le prix MNBAQ en art actuel, qui inclut la publication d’un catalogue rétrospectif – élaboré ici en collaboration avec le Musée d’art contemporain des Laurentides. Le livre, intitulé Menm vye tintin (expression créole qu’on peut traduire en français québécois par « même criss’ d’affaires ») rend bien le foisonnement créatif de Février et la pertinence de son propos, tant par la qualité des images sélectionnées et les perspectives qu’ouvrent les textes que par l’élégance du graphisme de Simon Guibord. Écrire sur le travail de Février n’est pas simple, l’artiste élaborant lui-même un discours étoffé sur le sens de sa démarche, sur son œuvre et sur le milieu où il s’inscrit. Comme ils y font écho, les trois principaux textes se recoupent en plusieurs points. Tous soulignent notamment le coup d’éclat que fut le MAC-I (2019) et les performances qui l’ont accompagné, projets à travers lesquels Février dénonçait l’absence d’artistes de la diversité dans les collections muséales, les galeries et les centres d’artistes au Québec. Nuria Carton de Grammont s’attache à retracer la genèse du travail de Février à travers des événements sociaux marquants, des éléments biographiques et des discours critiques majeurs. Elle insiste sur la part du risque dans le travail de Février, tout comme le fait une autre auteure, Stéphane Martelly, qui montre pertinemment que, « [en] jouant son corps, l’artiste joue de sa vie et se porte volontaire pour incarner des existences trop souvent réduites à l’état d’objet » (p. 42). Bernard Lamarche inscrit Février dans l’histoire d’un art cherchant à redéfinir les « ancrages fondamentaux du fait social » (p. 33) et aborde plusieurs questions, notamment celles du logement, du visage, des affects et du rapport entre œuvres et tragédies réelles. Éclairant.

par Charles Guilbert


Oser sa voix

Laurier Lacroix (dir.) (2022). Oser sa voix – La Galerie Roger Bellemare (1971-2021). Montréal : Les Presses de l’Université de Montréal, 176 p., ill.

Laurier Lacroix, en se penchant sur ce cas spécifique, relève un double pari avec Oser la voix – La Galerie Roger Bellemare (1971-2021) : il décrit de façon éclairante le métier de galeriste et brosse tout un pan de l’histoire de l’art au Québec au cours des cinquante dernières années.

L’un des angles d’approche intéressants de ce livre, c’est de suivre le parcours personnel de Roger Bellemare afin de faire comprendre qu’être galeriste, c’est inventer à partir de soi. On apprend d’emblée que Bellemare a suivi une formation en musique à l’Université Laval – plus spécifiquement en chant –, qu’il a composé des mélodies sur des textes de poètes québécois reconnus – comme Anne Hébert –, donné plusieurs récitals et tours de chant, et qu’il a même tenu, en 1990, le rôle d’Eugène Seers lors de la création de Nelligan, un opéra romantique. Lacroix montre que, comme galeriste, Bellemare ne cessera de chercher à créer des liens entre musique et arts visuels. À travers des expositions aux titres éloquents – comme Chants sans paroles (2009) ou Touches blanches. Touches noires. De la musique avant toute chose… (2013) –, il explorera les questions de l’expressivité du silence, du rythme et de l’harmonie.

Le désir de transgresser les frontières deviendra une des marques de Bellemare, qui multiplie les rôles : producteur (il soutiendra la réalisation de 46 projets d’éditions et de multiples, notamment de William Burroughs, Jocelyne Alloucherie et Gabor Szilasi), commissaire (on lui doit entre autres Quatorze stations, dans le cadre des Cent jours d’art contemporain (1987), qui regroupait des artistes de renom comme Louise Bourgeois, Leon Golub et Nancy Spero), artiste visuel (il présente ses œuvres à Oboro en 1991, puis régulièrement dans sa propre galerie). Cette attitude d’ouverture caractérisera aussi son approche comme galeriste : Lacroix insiste sur l’éclectisme dans le choix des artistes que Bellemare défend, sur son intérêt pour la fragmentation, mais aussi sur sa capacité à faire dialoguer des œuvres de différentes époques. À propos de l’exposition Voies/voix intimes (1988), il écrit : « Des liens formels, stylistiques, thématiques permettaient aux œuvres de s’enchaîner, d’établir de nouveaux dialogues, créant ainsi une lecture diachroni­que des périodes, des genres et des approches artistiques. […] Au Québec, Roger Bellemare a été un des premiers à réaliser ces rapprochements qui invitent à élargir notre compréhension et notre appréciation des œuvres. » (p. 66)

L’auteur montre aussi que l’amitié a joué un rôle fondamental dans le cheminement de Bellemare, et notamment celle de Marcel Lemyre, artiste sensible qui lui présentera Betty Goodwin, et de Danny Freedman. Bellemare deviendra un proche de Goodwin, qu’il exposera régulièrement dès avril 1972 et qu’il accompagnera dans des réalisations folles comme l’installation in situ intitulée Rue Mentana, en 1979. Grâce à Freedman, il entrera en contact avec le groupe émergent General Idea, dont il exposera, six mois après l’ouverture de sa galerie, Evidence of Body Binding, œuvre qui sera acquise par la Galerie nationale du Canada, « premier d’une série d’achats faits par les musées canadiens qui reconnaissent le flair du galeriste » (p. 25). Il faut souligner aussi l’amitié et la complicité qui le lient avec Christian Lambert : après avoir été son assistant durant dix ans, ce dernier devient, en 2011, son précieux associé.

Lacroix lui-même place son livre sous le signe de son amitié pour Bellemare, mais son travail va bien au-delà des questions personnelles. C’est vraiment une leçon d’histoire qu’il offre en soulignant les jalons importants dans le développement de la galerie, mais, surtout, en montrant les réseaux complexes que sous-tend ce type d’entreprise : le soutien des autres galeristes de l’époque (dont Gilles Corbeil, qui lui louera son premier local, et Mira Godard), l’apport des fournisseurs (Berggruen, Maeght, La Hune…), l’établissement d’un réseau de collectionneurs (Georges Loranger, Gilles Lavigueur…), le rôle des critiques (Gilles Toupin, Georges Bogardi, Jean-Claude Leblond, Henry Lehman…), le développement du public, l’appui des musées…

La première partie du livre met en relief les talents de chercheur de Lacroix, puisqu’il réussit à restituer tout un monde malgré l’absence d’archives de la galerie, perdues notamment dans un incendie, et cela, avec un talent de conteur indéniable. La mise en contexte est passionnante : l’inscription dans le milieu des galeries, les choix d’œuvres en fonction du marché de l’art (d’abord des estampes d’artistes européens, américains, canadiens et québécois, puis la présentation d’œuvres uniques), l’importance du marché secondaire, la situation socio-économique, le coût des loyers…

La Galerie B, qui se situe d’abord sur Crescent, déménage en 1977 dans un local plus vaste sur la rue Saint-Denis, en face du carré Saint-Louis, mais ferme en 1978. Suivent plusieurs années d’errance et d’expositions sporadiques (dans les ateliers de Bellemare, à sa maison de campagne, en Estrie, ou dans d’autres galeries privées). Elle renaît, en 2000, dans le Belgo, sur la rue Sainte-Catherine, où elle est toujours.

La dernière partie du livre de Lacroix décrit plus de vingt ans de réalisations en cherchant à définir l’esthétique de la galerie, qui privilégie une certaine retenue (Yves Gaucher, Stéphane La Rue, Martha Townsend, Mathieu Gaudet…) sans exclure l’exubérance (Maclean, Lyne Lapointe, Richard Purdy…). Il décrit aussi les expositions marquantes en insistant sur la qualité des accrochages – que souligne la critique – et prend le temps d’analyser la pratique de plusieurs des artistes de la galerie.

Le texte principal est ponctué de différents témoignages – de l’historienne de l’art Rose-Marie Arbour et de l’artiste Michel Goulet, entre autres – et de textes vifs de Roger Bellemare témoignant notamment de sa rencontre avec certains artistes qui l’ont marqué (Edmund Alleyn, Ulysse Comtois, Fernand Leduc…).

Oser la voix – La Galerie Roger Bellemare (1971-2021), c’est ainsi une polyphonie, où se distingue un duo, Bellemare et Lacroix, deux êtres d’une extraordinaire curiosité… 

par Charles Guilbert