La mémoire des livres (Sternthal Books)
« Changer qui nous sommes commence par changer comment nous nous souvenons. »
– Ian Sternthal
Auteur, designer, relieur, réalisateur et artiste visuel, Ian Sternthal est aussi un éditeur prolifique. Depuis 2010, il développe le corpus de sa maison d’édition, Sternthal Books, entre Montréal, New York et Tel-Aviv. L’éditeur aime à dire qu’il a besoin de ce triangle pour vivre : du confort de ses racines montréalaises ; du circuit bien huilé des galeries et du livre d’art new-yorkais ; et de l’énergie brute de Tel-Aviv.
Sternthal a grandi dans la banlieue anglophone de Montréal, dans une communauté traditionaliste où il s’est senti invisibilisé en tant que jeune adolescent gai, artiste et juif. À dix-sept ans, il a visité une exposition de Mona Hatoum à la Galerie nationale d’Écosse – une véritable prise de conscience pour celui qui avait jusque-là nié la violence du mouvement sioniste israélien. Il a alors mesuré tout le pouvoir politique de l’art, et sa capacité à bousculer les conventions.
À vingt-cinq ans, fort d’études en science politique et en imprimerie, l’artiste montréalais s’est mis à travailler sur le premier livre de Sternthal Books, The Huleh Project, dans lequel il revisitait la vision utopiste et les dérives du mouvement sioniste. Ce livre l’a mis sur la voie de l’édition et d’artistes qui, comme lui, souhaitent amplifier les voix des communautés marginalisées dont ils font partie en mettant leur culture, leur histoire et leur réalité en lumière. À ce jour, il a fait paraître vingt-cinq livres où se côtoient des œuvres photographiques contemporaines et anciennes, du design, des essais et des textes littéraires. Parfois, Sternthal s’occupe de tous les aspects des ouvrages, de la rédaction au graphisme, du choix du papier à la reliure. Il travaille à l’occasion en collaboration avec des artistes, des imprimeurs ou des coéditeurs choisis.
Parmi les livres phares de sa maison, Natural Worker (2019), de l’artiste israélien Leor Grady, fait écho à l’histoire des Juifs yéménites qui se sont installés en Israël de 1912 à 1930 et qui ont été délocalisés par les Juifs ashkénazes.
Grady, de descendance yéménite, leur rend hommage à travers la poésie des objets et des rituels du quotidien – tissus, foulards, huiles, herbes, bouquets de fleurs, danse ; il célèbre aussi le territoire sur lequel ils souhaitaient s’installer en le dessinant à l’encre dorée. Le livre trilingue (anglais, hébreu, yéménite) est soigneusement relié dans un tissu et recouvert de poudre ambrée, lui conférant une esthétique à la fois contemporaine et ancienne.
The Iblis, The Girl, The Sultan, and The Lion’s Tail (2018), de l’artiste iranienne Elham Rokni – autre livre phare de Sternthal Books –, réunit dix-huit contes traditionnels recueillis à l’oral parmi des personnes réfugiées soudanaises et érythréennes en Israël. Dans ce petit livre rouge estampé de feuilles d’or, l’artiste accompagne les contes en quatre langues (anglais, hébreu, arabe et tigrinya) de dessins qui leur répondent. Ayant elle-même immigré en Israël, Rokni célèbre ici la mémoire culturelle des nouvelles communautés de réfugiées et réfugiés.
Chaque publication que Sternthal ajoute à sa collection est le résultat d’un travail minutieux. Mais l’éditeur ne maîtrise pas seulement l’art des livres : il crée aussi, depuis plusieurs années, du contenu vidéo. Initialement, l’éditeur élaborait des « bandes-annonces » (ou book trailers) pour ses ouvrages, qui ont connu un succès tel qu’il a décidé d’ajouter officiellement cette corde à l’arc de sa maison d’édition. Il réalise en ce moment une série de vingt portraits vidéo d’artistes israéliennes et israéliens – dont Nahum Tevet, Nir Evron et Michal Helfman – pour le compte de Artis Contemporary and Fireflies Projects. Des rencontres qui pourraient donner naissance à des livres, qui sait.
À Tel-Aviv, où il s’est installé temporairement durant la pandémie, Sternthal s’est associé à une nouvelle galerie, Parterre. Il y a aménagé un espace de commissariat de livres d’art et profite aussi de ce séjour pour avancer un autre livre, plus personnel, entamé depuis déjà douze ans. Zalmania rendra hommage aux 15 535 images que le photographe Rudi Weissenstein a créées dans son studio de photo entre 1936 et 2001. Le Pri-Or PhotoHouse accueillait alors des gens de toutes les classes sociales désirant faire faire leur portrait ou immortaliser certains de leurs objets. À terme, ce livre photographique de 634 pages, oscillant entre les archives sur papier mat et l’essai visuel – signé par l’éditeur – sur papier glacé, dressera en quelque sorte un portrait sociologique évolutif de Tel-Aviv.
Comme pour chacun de ses livres, Sternthal voit dans cette publication à paraître des clés pour appréhender le présent avec plus de clarté, de poésie et d’honnêteté. Après tout, notre passé culturel et politique est tout sauf statique ; il demande à être revisité, décloisonné et réinterprété. Un livre à la fois.