Paru en 2019, le livre Monuments aux victimes de la liberté fait suite à la série d’interventions publiques et artistiques au titre éponyme, réalisée en Outaouais durant l’automne 2015 sous la direction du collectif Entrepreneurs du commun, qui rassemblait deux expositions au centre d’artistes AXENÉO7 et à la Galerie UQO, un symposium à l’Université du Québec en Outaouais et une marche guidée à Ottawa.

Ce vaste chantier artistique et théorique avait pour prémisse la réalisation prochaine d’un mémorial commémorant les « victimes du communisme », commandé en 2016 par le gouvernement fédéral conservateur de Stephen Harper et qui sera érigé à un jet de pierre de la colline du Parlement à Ottawa.

En ce sens, le collectif Entrepreneurs du commun s’est réapproprié la rhétorique du projet commémoratif canadien tout en y détournant les termes et le sens, créant ainsi de nouvelles manifestations dressant les contours de possibles subversions.

Tels des fragments de miroirs, les contributions du collectif – composé d’artistes, de chercheuses, chercheurs, de commissaires, et de théoriciennes, théoriciens – apportent un éclairage interdisciplinaire sur le phénomène social de mémorialisation. Le livre est divisé en quatre sections, où s’entremêlent essais et œuvres. La première pose les assises de l’ouvrage : on y retrouve une introduction signée collectivement, suivie d’une mise en contexte historique et théorique présentée par Nathalie Casemajor et de deux textes commissariaux présentant les expositions de groupes, écrits par Mélanie Boucher et Stefan St-Laurent (AXENÉO7) ainsi que Marie-Hélène Leblanc (Galerie UQO). À la suite d’un appel d’œuvres, reprenant les codes de l’appel d’offre en architecture monumentale, seize artistes furent sélectionnés autour d’une intention de faire des « contre-monuments » rendant hommage à la liberté. Les contributions artistiques ont permis de déployer sous une pluralité d’angles critiques leur vision de la commémoration. Ce survol se termine avec le retour sur la déambulation menée à Ottawa, par Peter Hodgins et Rebecca Dolgoy.

Les sections subséquentes du livre sont consacrées à l’exploration de trois approches de la notion de commémoration, soit la décolonisation, le contre-monument et le commun(isme). Tout d’abord, soulignons la contribution de Dalie Giroux, qui présente un texte éclaté portant sur l’imaginaire socioculturel colonialiste de l’élite canadienne, qu’elle interpelle sous l’expression de « Colonial Kitsch ». Puis, celle d’Andrew Herscher qui aborde les initiatives de contre-commémoration dans le contexte du projet de Monuments aux victimes de la liberté comme des formes de contestations « (post)politiques » de la mémoire dominante. Et finalement, l’essai d’Érik Bordeleau qui présente un parcours épistémologique découlant du choix de l’appellation Entrepreneurs du commun, incluant la contradiction contemporaine édulcorée du désir de l’accomplissement individuel et la nécessité politique d’être-ensemble.

Dans ce portrait en incises sur les déclinaisons de la série de Monuments aux victimes de la liberté, la stratégie éditoriale de détournements et de paradoxes est palpable jusqu’au livre, en tant qu’objet, qui fait écho à l’esthétique à la fois brutaliste et soviétique par sa couverture grise texturée, rappelant la pierre, son titre embossé, gravé, et son montage graphique presque pamphlétaire. – Julie Bruneau


Peggy Gale, Mona Hakim, Isabelle Hayeur et Ann Thomas (2020). Isabelle Hayeur, Longueuil, Laval et Sherbrooke : Plein sud édition, Salle Alfred-Pellan et Galerie d’art Antoine-Sirois, 357 p., ill.
Photo : Denis Farley

Cette importante monographie est la plus exhaustive consacrée à ce jour au travail d’Isabelle Hayeur. Centrées sur des questions environnementales et sociales, ses œuvres résonnent et rejoignent des publics d’ici et d’ailleurs, notamment en Europe et aux États-Unis. En plus des textes rédigés par trois spécialistes et par l’artiste, l’ouvrage recense par l’écrit et par l’image l’ensemble des séries photographiques, vidéographiques et les installations de 1997 à 2020. Fait à souligner, la parution de la monographie a coïncidé avec l’organisation simultanée de trois expositions satellites commissariées par l’historienne de l’art Mona Hakim sous le titre (D)énoncer.

Reprenant le titre de l’exposition, la commissaire mentionne d’emblée dans son texte l’engagement et la fidélité de l’artiste tout au long de sa carrière dans la photographie documentaire. Elle atteste que la photographe a su en explorer de nouvelles avenues esthétiques sans jamais renoncer à l’image photographique comme outil social et politique. Ce postulat de base lui permet de caractériser le processus régissant la construction des représentations chez l’artiste. Tout repose sur la friction entre des réalités en constante dualité, autant sur le plan environnemental, territorial que social. Cet aspect essentiel, Ann Thomas, conservatrice principale de la photographie au Musée des beaux-arts du Canada, l’investit dans une analyse de la série Desert Shores (2015-2016). Dans le désert du sud-ouest de la Californie, sur les rives de la mer de Salton maintenant asséchée, la photographe arpente un ancien site balnéaire en relevant ses cicatrices profondes causées par la salinisation de l’eau et l’exode des vacanciers et résidents. La vue de maisons abandonnées ou de cimetières de poissons sur les rivages contraste avec les vieux panneaux publicitaires vantant la qualité de ce lieu touristique jadis florissant.

Encore une fois, le rapport dialectique est à la source de l’œuvre en opposant ici les notions d’idéal et de réel, d’utopie et de dystopie. C’est également à l’aune de réalités contraires que Peggy Gale, commissaire indépendante et critique, examine la production vidéographique d’Isabelle Hayeur. Elle précise que la posture antinomique de l’artiste est présente dès le début de sa pratique filmée et que les questions politiques gagnent en importance à travers le temps. Elle cite, à titre d’exemple, l’installation Murs aveugles (2014) qui porte sur la gentrification de quartiers urbains.

Sur le plan de l’édition, l’ouvrage est d’une grande qualité. Dans une mise en page soignée, un préambule précède chacune des séries et explique aux lecteurs la portée des œuvres et leurs contextes de réalisation. Abondamment illustrée, la monographie offre aussi une véritable synthèse visuelle de la pratique de Hayeur depuis un quart de siècle. Soulignons l’implication de Plein sud édition dans la publication de cette imposante monographie et de ses deux partenaires institutionnels. Par cette publication, ces centres de diffusion participent à construire une précieuse mémoire sur l’évolution des arts visuels au Québec. –  Jean De Julio-Paquin


Robert Hébert (éd.) et Geneviève Thibault (2020). Blanc, Mont-Saint-Hilaire : Les Éditions Cayenne, coll. Traces, 174 p., ill.
Photo : Geneviève Thibault

Blanc. Un titre comme une annotation dans la marge d’un texte. Le blanc d’une page à écrire. Ou celui du palimpseste qu’on efface pour y écrire à nouveau. Le livre photographique de Geneviève Thibault met en images le compte à rebours du déménagement des Ursulines de Québec – du monastère qu’elles habitaient, depuis 1642, vers leur nouvelle résidence. Pendant deux ans, la photographe a suivi la petite communauté dans un quotidien rythmé par sa vie spirituelle et sa vie temporelle. Ces rencontres du sacré et du profane donnent lieu à des images d’une grande intériorité, feutrées, sensibles. L’œil prend en enfilade le jardin du monastère, une balade dans le Vieux-Québec, une chambre de religieuse ou la chapelle de la congrégation. Vie monastique et vie urbaine, vie personnelle et vie en communauté sont dévoilées avec esprit et humour. Sous le séchoir à cheveux, sœur Anne-Marie Bouchard, ainsi auréolée, égrène un chapelet. Dans la salle commune, la prière du soir succède à l’écoute du téléjournal.

Les photos sont en couleurs, comme si la blancheur de la jaquette reflétait sa définition d’une lumière qui les contient toutes. En couverture, deux cintres suspendus sous une tablette vide apparaissent comme une notation de partition musicale. Celle d’une pause, du temps suspendu. Artiste visuelle et sonore, Thibault a su non seulement documenter le lieu et le mode de vie de la communauté, mais aussi capter le silence qui en émane.

Malevitch disait que le blanc était la couleur suprême, le vrai concept d’infinité. Thibault livre ici une part d’infini dans cette série culte de son portfolio.

Des textes de l’artiste, de Gilles Arteau, d’AndréeLeclerc o.s.u., et du Pôle culturel du Monastère des Ursulines étoffent la publication ainsi que des lettres cachées dans les casiers du rabat. Des expositions de ce corpus ont été présentées au cours des deux dernières années : Fixer l’éphémère au monastère des Ursulines de Québec (2018) et Geneviève Thibault. Blanc au Musée régional de Rimouski (2020). –  Danielle Legentil