259 – Recensions de livres
Sara A.Tremblay (2020). Parmi,
Nantes : Éditions Paris-Brest, 16 p., ill. Édition numérotée à 100 copies
Dehors, c’est l’été. Autour de la maison de campagne où elle vient de s’installer, Sara A.Tremblay photographie l’environnement de son nouveau quotidien. Par ce geste, elle documente l’expérience qu’elle en fait et les traces qui en témoignent. En seize pages et autant d’images, elle collectionne les instants lumineux où la vie, la sienne, se transforme lentement.
L’une des images du livre est un cyanotype non révélé aux motifs végétaux. Une autre donne à voir, parmi les restes de fruits reposant sur la table, des fragments de plantes déposés sur un papier photosensible. Le processus ainsi dévoilé crée un dialogue avec la première image, et laisse entrevoir ce qui se trouve hors de son champ, au-delà de son cadre et de sa finalité.
Oscillant entre l’œuvre et le document, les images de Sara A.Tremblay offrent un point de vue privilégié sur le travail aux qualités performatives qu’elle mène quotidiennement dans son atelier à ciel ouvert. Les dimensions auto-référentielle et documentaire déjà présentes dans ses corpus précédents – notamment 88 Days in Själsö (2013) et Éphémérides (2015) – prennent ici davantage d’ampleur : une intimité propre au chez-soi, une familiarité se développe entre l’artiste et ce lieu qu’elle habite et qui l’habite. Le fait de s’y établir définitivement est par ailleurs l’un des aspects qui distinguent Parmi, de ses œuvres antérieures, qui ont quant à elles été principalement réalisées lors de résidences et de périples où elle n’était que de passage.
Équipée de caméras compactes argentiques et numériques ou de son téléphone intelligent, l’artiste adopte une approche spontanée du territoire et de l’image. Au cours de ses marches en plein air, elle saisit, en couleur et en noir et blanc, des photographies poétiques qui révèlent une part de sa subjectivité tout en laissant une grande place à la nôtre. Au fil des pages de son livre, Sara A.Tremblay trace des sillons éphémères, des sentes aléatoires à travers de vastes étendues, composant ainsi un récit de soi discret mais pleinement assumé.
Parmi, introduit le nouveau paysage de Sara A.Tremblay, qu’elle forme progressivement en l’observant, en le parcourant et en l’expérimentant. En plus de confirmer le regard sensible et la maîtrise photographique certaine de sa créatrice, ce livre est la promesse tranquille d’un vent de résistance nécessaire en ces temps où respirer devient parfois difficile. – Janick Burn
Philippe Allard et Cynthia Fecteau (2019). ACCUMULATIONS. Alma : Centre SAGAMIE, 154 p., ill.
La monographie richement illustrée de Philippe Allard, connu pour ses interventions architecturales in situ, nous invite à considérer les relations fondamentales qu’entretiennent les œuvres d’art public à l’environnement, à l’espace urbain et aux bâtiments délaissés. Dans l’ensemble de son travail, Allard parasite l’architecture urbaine et les lieux désaffectés pour mener un télescopage entre des faits poétiques et idéels, ce qui donne lieu à d’étonnants usages de matériaux recyclés. Constituées par l’accumulation d’objets usuels ramassés sur de longues périodes de temps – des caisses de lait, des bouteilles de plastique et des choses aussi étonnantes que des voitures à la ferraille, des carcasses de roulottes et des bennes à ordures –, ses œuvres agissent en tant que mode d’opération social et éthique et offrent à celles et ceux qui les découvrent « d’habiter amoureusement et philosophiquement [leur] espace » (p. 32). La monographie présente une sélection d’œuvres réalisées entre 2005 et 2018 autant en galerie qu’en extérieur, et s’accompagne d’un essai de Cynthia Fecteau. L’architecte Justin Duschesneau, aussi collaborateur de longue date de Philippe Allard, signe la préface.
Si l’on sent que l’autrice et l’artiste ont mené plusieurs dialogues pour alimenter cette publication, Fecteau s’octroie des libertés d’écriture qui aident à naviguer les grands corpus de Philippe Allard. Elle place sensiblement ici et là dans son texte des citations d’autres philosophes avec qui elle entretient des affinités d’idées, pour relever la profondeur discursive qui émane des œuvres monumentales d’Allard. Gilles Deleuze, Anne Cauquelin, Luc Gwiazdzinski, Félix Guattari, Luc Bureau, Georges Didi-Huberman, entre autres, façonnent l’imaginaire avec lequel Fecteau nous fait errer pour faire émerger une sensibilité écologique. La matérialité des œuvres est centrale à la démarche, et d’elle-même oblige un processus foncièrement collaboratif : aller chercher une à une des centaines de caisses de lait dans les commerces en échange de caisses noires préalablement collectées pour Courtepointe (2012), fabriquer le Vélo-maison (2009) pour soutenir la vie ambulante d’individus sans domicile fixe. L’ensemble du corpus en appelle à concevoir les lieux collectifs comme un catalyseur d’espaces réels ou imaginés que nous souhaiterions voir advenir : des écosophies dans lesquelles la dérive et le nomadisme s’enracineraient comme manière d’habiter poétiquement et politiquement le monde. Considérant la nature éphémère de ce type d’œuvres publiques, l’ouvrage constitue une documentation nécessaire pour sauvegarder ces travaux, autrement amenés eux aussi à devenir, à l’instar de ce qu’Allard souhaite activer, des vestiges qui ne persistent qu’à travers notre mémoire. – Jade Boivin
Daniel Canty, Ève Dorais, Anne-Marie Dubois, Julie Martin, Jacob Wren et Danyèle Alain (dir.) (2019). La constellation des métiers bizarres. The Constellation of Odd Trades. Montréal : 3e impérial, centre d’essai en art actuel, 345 p., ill.
Pour clore le cycle de sa programmation 2012-2016, qui abordait « la posture de l’artiste sous l’angle de l’étrangeté » et mettait en lumière « le pouvoir catalyseur de l’art » (p. 5), le 3e impérial, centre d’artistes situé à Granby se consacrant à l’art infiltrant depuis 1984, a publié l’ouvrage bilingue La constellation des métiers bizarres. Notons au passage que l’art infiltrant est un type de pratique ancrée dans la communauté, où la ville de Granby en est généralement le contexte, et le réel en est la matière première. Les artistes en résidence au 3e impérial participent à des séjours ponctuels, pouvant s’étendre sur plusieurs années, et réalisent avec l’équipe du centre des projets contextuels et éphémères par l’entremise de pratiques esthétiques diverses (art in situ, in socius, intervention furtive, etc.).
La constellation des métiers bizarres rend non seulement compte du travail de longue haleine de onze artistes – dont Catherine Bodmer, Guillaume Boudrias-Plouffe, Sylvie Tourangeau et Guillaume Adjutor Provost –, mais elle nous permet aussi d’accéder à des démarches qui seraient autrement inaccessibles en raison de leur nature processuelle. Les essais des cinq auteurs et chercheurs en résidence – Daniel Canty, Ève Dorais, Anne-Marie Dubois, Julie Martin et Jacob Wren –, qui ont agi à titre de témoins en étant jumelés aux artistes, ponctuent également l’ouvrage. À travers la documentation des œuvres infiltrantes et les textes des auteurs, prenant autant la forme d’essais théoriques que de récits, on découvre des univers artistiques uniques qui réinventent nos manières d’entrer en contact avec l’autre; que ce soit Vida Simon qui organise des repas-rencontres pour discuter du vieillissement avec Dresser la table, ou Romeo Gongora qui réactualise le mode de vie de la commune en réunissant cinq adultes et cinq enfants pour Expérience de vie en commune – Repenser le monde à travers la création.
Inspirée du recueil de nouvelles Le Club des métiers bizarres (1905) de Gilbert Keith Chesterton, qui raconte les activités étranges des membres du club, cette publication du 3e impérial offre un panorama de propositions où les artistes occupent des postures autant singulières qu’inédites (flâneur, médiateur, chercheur, blogueur, etc.). À l’heure où ce qui est externe à soi représente une menace potentielle à notre santé, cet ouvrage nous rappelle que d’aller à la rencontre de l’autre constitue une ressource inépuisable de poésie. – Marie-Ève Leclerc-Parker
Zoë Tousignant (dir.) (2019). Gabor Szilasi. Le monde de l’art à Montréal, 1960-1980. Montréal : Musée McCord et McGill- Queen’s University Press, 160 p., ill.
Ouvrage monographique consacré au photographe de renom Gabor Szilasi, Le monde de l’art à Montréal, 1960-1980 est publié pour faire suite à l’exposition du même nom qui avait eu lieu au Musée McCord de décembre 2017 à avril 2018. Dirigée par Zoë Tousignant, conservatrice adjointe de la photographie au Musée, la publication accueille trois textes signés par elle-même, Martha Langford et Andrea Szilasi mettant en lumière tout un pan social, voire affectif, du Québec au sortir de la Révolution tranquille : celui du milieu artistique montréalais. Plus de 3600 négatifs de Gabor Szilasi sont aujourd’hui conservés au McCord, témoignant de la richesse des portraits sociaux du photographe habitué des vernissages. C’est en effet les artistes et leurs proches qui le préoccupaient : leur gestuelle, la manière dont ils interagissent entre eux lors des événements, leur relation avec les œuvres d’art souvent positionnées à l’arrière-plan ou leurs comportements. Les gens, et bien sûr les lieux composés par les galeries d’art qui animaient ce qui est aujourd’hui reconnu comme un moment d’effervescence.
Une grande partie du travail de la commissaire et conservatrice adjointe Tousignant a été de rencontrer les personnes portraiturées ou celles qui peuvent aider à les identifier, pour que puisse être transmise une histoire orale autour de ces souvenirs. Les images, classées originalement par Szilasi par lieux et dates, sont ici montrées chronologiquement en s’axant sur les individus : Marcelle Ferron à la Galerie Agnès Lefort (1961); Alanis Obomsawin à la Galerie Dresdnere (1961); un couple qui s’embrasse sous les manteaux du vestiaire au Centre Loyola Bonsecours (1967); Rita Letendre assise devant son œuvre à la Galerie Sherbrooke (1969); Doreen Linsay à la Galerie Powerhouse (1978), etc. Plus qu’une discipline, ou qu’un « genre », la photographie telle que l’emploie Szilasi devient en elle-même un acte qui crée du lien social, dans lequel il découvre et active des traits résolument humains : « L’acte photographique ne fait pas que rendre compte d’une dynamique sociale, il en crée une. » (p. 26). Un entretien avec Szilasi clôt le livre de manière plus personnelle, offrant au lecteur un contact premier avec l’artiste qui rend compte du privilège qu’il a eu de pouvoir prendre en photo, entrer en contact, comprendre l’individu derrière l’artiste, tous ces éléments qui ont aussi influencé sa propre manière de vivre.
Faisant état d’un pan de l’histoire sociale et relationnelle de l’art montréalais, la monographie est un objet en elle-même. Son contenu se découvre en ouvrant la couverture rigide plus grande que les pages intérieures, encadrant joliment l’objet autonome blanc et épuré du livre. – Jade Boivin