C’est un cliché de nature – dense et texturé, délicat et mystérieux – qui recouvre la jaquette du nouveau livre d’Anne-Marie Proulx. Une image noir et blanc caractéristique du travail de cette artiste de Québec, qui combine photographie et littérature. D’emblée, les thèmes qui lui sont chers sont évoqués : la mémoire, la nature, la féminité, le territoire et le temps.

La jaquette s’ouvre sur une couverture atypique pour un livre d’art : celle d’un roman classique intitulé Le jardin d’après, en hommage à la poétesse et autrice Anne Hébert, qui a publié son sixième roman, Le premier jardin, en 1988. L’œuvre d’Hébert met en scène Flora Fontanges, une actrice vieillissante qui renoue avec son Québec natal au moment d’aller jouer dans une pièce de Samuel Beckett. Explorant la ville, elle suit les traces des femmes qui l’ont précédée, dont Marie Rollet ; émigrée en 1617, cette dernière aurait planté le tout premier jardin en terre québécoise. Bientôt, Flora se reconnecte à son identité meurtrie par certains souvenirs douloureux de son enfance.

PROMENADES CRÉATRICES

Dans son livre, Anne-Marie Proulx poursuit la démarche de la protagoniste du Premier jardin. Dès 2016, elle s’est promenée dans la vieille ville dotée d’une double perspective : la sienne et celle, imaginée, de Flora. Son objectif était de créer un récit imprégné de celui d’Anne Hébert, de faire dialoguer les époques, les réalités, les vies de femmes.

Les personnages féminins du roman d’Hébert sont actrices, religieuses et « femmes de la rue ». Leurs vies sont circonscrites par les hommes, et l’autrice tente justement de libérer leur parole. De la même manière, dans les photos de Proulx, les noms des rues, des bâtiments historiques et autres – souvent masculins – sont absents. L’artiste montre plutôt les traces fuyantes de Québec : textures, lumière, éléments de nature et d’urbanité, craquelures dans les bâtiments et le trottoir. Dans les mots de Proulx : « La ville s’y révèle comme un personnage, comme un corps de femme, caché derrière la rigidité des structures. »

À certains moments, on décèle la présence subtile de deux femmes. L’une d’elles est la mère de l’artiste, qui a pris part aux sorties de sa fille dans la ville. Encore une fois, Proulx crée un lien, libre et poétique, entre Le premier jardin et Le jardin d’après.


« Éclater en dix, cent, mille fragments vivaces ; être dix, cent, mille personnes nouvelles et vivaces. »

– Le premier jardin, Anne Hébert

MISE EN LIVRE

C’est durant une résidence à Triangle France – Astérides à Marseille, en 2018, qu’Anne-Marie Proulx a donné forme à son livre, en étalant toutes les pages du roman d’Anne Hébert dans une grande pièce lumineuse et en y juxtaposant ses photographies.

C’est toutefois avec la collaboration de Marie Tourigny, directrice artistique, designer graphique et cofondatrice de Collectif Blanc, que le livre est devenu une œuvre réellement distincte, aux dires de Proulx. Durant plus d’une année, elles ont échangé sur une base régulière afin de questionner, ensemble, la séquence et le travail des images et d’imaginer un livre à la fois contemporain et intemporel. La designer s’estime choyée d’avoir pu accompagner l’artiste dans son projet, afin que son œuvre-livre se rapproche le plus possible de sa vision et de son essence.

Anne-Marie Proulx a souhaité que sa publication soit du même format que celle d’Anne Hébert et qu’elle contienne le même nombre de pages. Ainsi, la juxtaposition des deux montre à la fois leurs similitudes et leurs différences. Le seul élément repris tel quel demeure un extrait de six pages du Premier jardin, celui-là même qui a inspiré Proulx à créer son œuvre.

Le livre forme un assemblage fascinant de photos qui alternent entre les éléments urbains et naturels, entre le noir et blanc et les couleurs éteintes – possiblement le portrait le plus intime jamais réalisé de la capitale. Chaque image, chaque diptyque, chaque acte se présente tel un récit ouvert qui fait écho au roman, tout en laissant place à l’imagination.

Proulx a eu envie d’intégrer des codes du théâtre, centraux dans la vie de la protagoniste, à son œuvre. Elle a d’abord structuré son livre en quatre « actes », à la façon d’une pièce. Elle a ensuite entrepris de lire toutes les pièces dans lesquelles Flora disait avoir joué (signées par des hommes tels Shakespeare, Molière, Racine et Dumas) afin d’en extraire des répliques éloquentes. Pour ce faire, elle a arraché les pages contenant les répliques des livres originaux et effacé le texte pour ne garder que ces dernières. Les pages blanches, volantes et déchirées des pièces de théâtre ont été placées devant celles du roman sur fond noir afin de créer de jolies superpositions dans le livre de feuilles blanches et noires, de textes révélés et cachés.

En cours de route, d’autres décisions ont émergé de la collaboration entre l’artiste et la designer graphique, comme celles de miser sur la présence du noir et l’utilisation de polices grasses et solides, qui donnent une signature très contemporaine aux pages titre des chapitres.

EXPOSITION COLLECTIVE

Le jardin d’après paraît en avril 2021 aux Éditions Loco, qui assurent depuis Paris la distribution du livre au Canada et en Europe. Proulx prépare aussi une exposition qui sera présentée à Arprim en janvier 2022. Plutôt que d’exposer le matériel du livre, l’artiste souhaite créer un corpus nouveau en invitant dix artistes femmes à créer un « jardin collectif » d’œuvres capables de se nourrir entre elles pour former un ensemble vivant.

Anne-Marie Proulx ajoute avec brio à l’édifice féminin qu’a façonné Anne Hébert sa vie durant, en nous permettant de trouver en nous et autour de nous les traces de « mille personnes nouvelles et vivaces ».

Anne-Marie Proulx (2021). « Le jardin d’après. » Paris : Éditions Loco, 192 p., ill.