Une chaude lumière inondait l’atelier d’Anne Kahane en ce bel après-midi d’automne, accentuant l’ambiance de fête qui y régnait déjà, ayant terminé la veille, me dit-elle aussitôt, la sculpture murale destinée aux nouveaux édifices de l’Ambassade du Canada au Pakistan.

Il est sans doute peu commun qu’un artiste vivant à Montréal réalise un jour une œuvre de dimensions monumentales à l’intention d’un pays aussi lointain. Cela fut possible parce qu’il existe une politique du gouvernement fédéral, explique Anne Kahane, qui permet au Ministère des Travaux Publics d’allouer à des œuvres d’art un pourcentage prévu du budget des coûts de la construction. Une firme d’architectes de Winnipeg, chargée de l’édification de l’ambassade, communiqua alors avec l’artiste; elle lui soumit des croquis, une maquette, et le projet fut accepté. Heureuse qu’on lui ait passé cette commande, elle envisagea ce travail avec un enthousiasme particulier. « C’était pour moi, dit-elle, une occasion unique, vraiment
exceptionnelle, de produire une œuvre à caractère monumental, laquelle serait ensuite fixée à un mur immense, mesurant 34 pieds de longueur. Sans cette commande, ajoute-t-elle, je n’aurais sans doute jamais pu réaliser une sculpture de cette dimension. »

Et six mois plus tard, à la suite d’un labeur intense pendant lequel Anne Kahane obtint l’aide et la collaboration constantes de Jean-Léon Deschênes, l’un de ses anciens étudiants, l’œuvre enfin terminée investit entièrement l’espace disponible de l’atelier du sculpteur. Elle occupe aussi les autres pièces du rez-de-chaussée, suscitant l’étrange sensation d’une demeure créée et aménagée exclusivement en fonction d’une œuvre d’art, qui n’existe et ne respire que par elle, présence vive au cœur du quotidien.

Les dimensions impressionnantes de la sculpture — 29 pieds de longueur, 2 pieds de hauteur et 10 pouces de profondeur — obligèrent l’artiste à répartir l’œuvre en trois sections distinctes qui ne seront rassemblées qu’à leur arrivée à destination. Anne Kahane se rendra d’ailleurs au Pakistan, ce qui la réjouit beaucoup, afin de surveiller personnellement l’installation de sa sculpture dans le hall d’entrée de l’ambassade, située à Islamabad, nouvelle capitale du pays. Et ce ne sera qu’à ce moment que l’artiste pourra véritablement percevoir l’œuvre dans sa totalité, évaluer l’impact visuel et le degré d’intégration de La Mer dans l’ensemble architectural, dans le décor et le milieu ambiant qui lui serviront désormais de cadre permanent.

« Nous sommes nés de la mer »

De caractère abstrait, cette œuvre se déploie dans un ordre horizontal fluctuant, fresque immense animée d’un mouvement souple et continu où formes et volumes naissent, évoluent et se transforment dans l’espace, évoquant l’univers sans cesse recréé par le flux et le reflux de la mer. Certains volumes aux contours particulièrement épanouis s’incurvent dans l’espace, décroissent et se fondent imperceptiblement en longues plaines ondoyantes. Le pin blond, parfois blanc sous l’éclat de la lumière, épouse harmonieusement l’ensemble des formes lisses et douces au toucher comme des galets polis par les eaux de la mer. Ici et là, des interstices, fentes et cavités de formes diverses, taillées dans la profondeur du bois à des intervalles irréguliers, morcellent la surface plane et créeront, lorsque la sculpture sera fixée au mur, des puits d’ombre, des cavernes de vie secrète alternant du gris au plus noir. Ce faisant, l’artiste insère, en opposition aux impératifs tridimensionnels de la sculpture, un langage graphique original d’un raffinement subtil qui séduira sans nul doute l’âme orientale. Interrogée quant à l’interprétation et aux réactions possibles des Pakistanais à l’égard de son oeuvre, Anne Kahane répondra simplement: « Ils la verront à travers leur propre culture. »

Le sculpteur nous parlera longuement de la mer, de sa prédilection pour les côtes de la Nouvelle-Écosse, du mouvement perpétuel des vagues et de leurs formes toujours changeantes, des pierres et coquillages creusés par l’action de l’eau. Cet univers la fascine littéralement. « Nous sommes tous nés de la mer, » dira-t-elle à un certain moment avec une conviction profonde; c’est tout cela que j’ai voulu exprimer », et son regard effleure longuement chacune des composantes de la sculpture; un long silence plane, presque palpable. « Il me semble », fit-elle soudain, « que je vois ma sculpture aujourd’hui pour la première fois! » Elle eut alors un sourire complice, un geste fraternel pour ces formes dont la présence cons tante, envahissante, n’avait en réalité cessé de l’habiter un seul moment au cours des six derniers mois.

Une compassion profonde

Jalon important dans sa carrière, La Mer procède tout naturellement de l’ensemble de l’œuvre sculptée d’Anne Kahane, entreprise à son retour à Montréal, après ses études, de 1945 à 1947, au Cooper Union Art School, de New-York. Dès les débuts, elle assignera un rôle primordial aux humains: « Les êtres humains sont ce qu’il y a de plus important pour moi, » insiste-t-elle, « c’est ce qui compte le plus à mes yeux. » Ainsi, une grande variété de
personnages s’incarneront, au cours des années 1950-1960, dans les gestes les plus quotidiens : Rain, The Group, Monday Wash, The Bather, Figures in the field; les volumes élémentaires, la stylisation prononcée des formes, leur simplicité originelle évoqueront un monde primitif interprété avec un sens inné de l’humour et de la satire, animé surtout d’une compassion profonde. Suivront d’autres œuvres de conception plus abstraites — la narration, l’aspect foklorique disparaissent — révélant une démarche plastique d’une rigueur accrue, condensée en quelques formes essentiel les, très dépouillées. Un dynamisme interne et une intensité de force expressive caractériseront la série de sculptures intitulées Fallen Figure et Broken Man, réalisées au cours des années 1963-1965; elles ont comme motif central un corps désarticulé, projeté dans l’espace, immobilisé soudain dans sa chute vertigineuse. Presque toutes ces œuvres furent réalisées dans le bois, dent le pin et l’acajou; l’aspect construction, ébéniste, qui appartient spécifiquement au bois, l’intéresse vivement. Elle aimerait faire des meubles et verrait bien, au-dessus de son établi, une pancarte avec l’inscription « Ébéniste »!

Fenêtre des deux mondes

Depuis 1951, Anne Kahane exposa régulièrement ses œuvres au Canada et à l’étranger, obtint le grand prix de sculpture aux Concours Artistiques de la Province de Québec en 1956, participa à la Biennale de Venise ainsi qu’à l’Exposition Universelle de Bruxelles en 1958 et à Terre des Hommes en 1967; ses sculptures se trouvent dans plusieurs musées du pays, dans des collections privées et des édifices publics, dont la Place des Arts de Montréal. Une rétrospective, groupant ses œuvres des quinze dernières années, eut lieu à l’Université Sir George Williams, en 1969. Professeur de sculpture à cette institution, cette activité nouvelle lui plaît; l’enseignement favorise des contacts humains diversifiés qui lui sont précieux. Elle dira volontiers de ses élèves « ils m’apprennent plus que je peux leur enseigner ». Évoquant par la suite quelques grands noms de la sculpture contemporaine, Anne Kaha ne soulignera particulièrement l’œuvre de Hans Arp; Brancusi et Henry Moore, entre autres, l’intéressent également. Ces affinités se refléteront de façon subtile dans ses propres travaux.

Deux œuvres récentes ayant pour thème La Fenêtre révéleront des pré occupations et une orientation nouvelles. « La fenêtre n’est-elle pas le point de rencontre de deux mondes, l’extérieur et l’intérieur? Il s’agit d’un univers intéressant à explorer où chacun verra ce qu’il lui plaît. » Le sculpteur désire poursuivre ses recherches dans le silence et la solitude de son atelier, à l’écart des mouvements et des modes éphémères. « J’aime cette solitude …. l’artiste est un être essentiellement seul », et elle ajoutera: « C’est souvent parce qu’on ne comprend pas ce qu’il tente de faire, et ceci contribue à son isolation. »