En matière d’espaces de création et d’ateliers d’artistes abordables, Artscape, organisme basé à Toronto depuis 1986, était cité internationalement comme une référence incontournable. Le choc a été brutal lorsqu’à la fin de l’été 2023, il a annoncé sa mise sous séquestre judiciaire (receivership), croulant sous le poids d’une dette de près de 36 millions de dollars. Cette situation a mis en péril la communauté artistique accueillie dans la douzaine de bâtiments du parc immobilier de l’organisme. Toronto est loin d’être une exception : les coûts du foncier rendent de plus en plus difficile l’accès à des lieux de création dans l’ensemble des villes et métropoles à l’échelle mondiale. À Montréal, le problème avait été fortement médiatisé il y a tout juste cinq ans, à l’occasion d’une mobilisation du milieu culturel à ce sujet. Alors que Toronto se réorganise à la suite de ce séisme local, qu’en est-il de la situation à Montréal ?


L’atelier est probablement l’un des maillons de l’écosystème artistique le moins visible, et pourtant il joue un rôle crucial dans le maintien de sa vitalité. Lieu de création, d’expérimentation, de stockage, de réseautage, de partage d’équipements, voire de diffusion ou de résidence, l’atelier compte tellement d’usages qu’il résiste à sa dématérialisation, malgré les transformations numériques des pratiques et des processus. Cependant, d’autres menaces pèsent sur la disponibilité de ce type d’espaces, principalement les bouleversements du marché immobilier – effervescence spéculative que dénonçaient les acteurs culturels montréalais lors d’une mobilisation à l’automne 2018. Cette période fut marquée par de nombreuses hausses de loyer et expulsions, notamment dans les secteurs du Mile-Ex et de Marconi-Alexandra, caractérisés par des bâtiments industriels accueillant des concentrations d’ateliers. Porté par le collectif Nos Ateliers, le milieu a tiré la sonnette d’alarme face aux redéveloppements fonciers qui menaçaient de chasser les artistes des quartiers centraux. La vente du 305 Bellechasse, ancienne usine de pâtes reconvertie en ateliers, bien connue de la communauté en arts, a notamment symbolisé la perte de lieux investis par les artistes à une époque où personne ne s’y intéressait.

Face à ces enjeux, la Ville de Montréal a élaboré un plan d’action multisectoriel appuyé par le Conseil des arts de Montréal et par le gouvernement du Québec pour pérenniser et développer des ateliers d’artistes dans la métropole. De ce plan, ce sont surtout les mesures économiques qui ont été médiatisées, soit la bonification de la subvention pour l’occupation d’un atelier (soutien aux artistes en arts visuels et en métiers d’art locataires ou propriétaires d’un atelier) ainsi que la création du programme de rénovation pour transformer les bâtiments en ateliers d’artistes. Ces mesures étaient nécessaires, attendues et complémentaires, l’une venant directement en aide aux artistes dans la prise en charge des coûts liés à l’occupation de l’espace, la seconde contribuant à la réalisation de projets d’immobilisation grâce à une enveloppe de 30 millions de dollars.

Depuis 2019, des pistes de soutien autres que financières ont également été explorées, notamment la diffusion d’outils juridiques1, des échanges de connaissances entre arrondissements en matière de pratiques réglementaires favorables au maintien d’espaces de création, ou encore la mise sur pied d’un programme pilote d’accompagnement en expertise pour les porteurs de projets2. Ces leviers se retrouvent rarement à la une des journaux, et pourtant, ils entrent dans la panoplie gagnante pour faire face aux enjeux des espaces culturels. Comme le mentionne le World Cities Culture Forum dans Making Space for Culture3, une boîte à outils de politiques publiques en la matière : il n’y a pas de solution miracle pour résoudre des défis causés par des facteurs complexes. Ainsi, la mise en œuvre complémentaire d’outils financiers et de leviers connexes semble un signe positif pour favoriser les ateliers d’artistes à Montréal.

Espace de création aux Ateliers Belleville (2023). Photo : Jézabel Plamondon

Quant au milieu culturel, il n’a pas manqué de proactivité depuis la mobilisation de 2018 ! Si le collectif Nos Ateliers n’a pas poursuivi son action, d’autres initiatives en ont découlé, comme le changement d’échelle des Ateliers Belleville ou la création des Ateliers Casgrain, deux mouvements partis de l’épicentre de la crise du Mile-Ex. Les premiers sont devenus propriétaires dans le secteur Chabanel, déployant leur pôle de recherche artistique et social dans un bâtiment de 55 000 pieds carrés. Quant aux Ateliers Casgrain, appuyés par les efforts d’Ateliers créatifs Montréal, ils ont conclu un accord avec leur propriétaire, amenant à 280 000 pieds carrés la surface d’ateliers bénéficiant d’une entente à long terme dans le Mile-End. Ce dernier exemple témoigne de l’efficacité conjointe de l’engagement des artistes et des efforts de l’Arrondissement du Plateau-Mont-Royal, qui a adopté des modifications réglementaires levant certaines interdictions dans les mégastructures du secteur d’emploi Saint-Viateur, un incitatif de taille pour intéresser les propriétaires à conclure des partenariats4.


Les collaborations sont d’ailleurs devenues une tendance forte puisque les projets qui émergent impliquent des acteurs multisectoriels. Aux côtés du milieu culturel, on retrouve des promoteurs immobiliers en économie sociale, comme la Société de développement Angus, qui s’est associée avec l’artiste Marc Séguin pour la réalisation des Ateliers 3333 dans le secteur Saint-Michel. Les groupes de ressources techniques, des organismes d’accompagnement aux projets résidentiels coopératifs, ont également été sollicités par le Conseil des arts de Montréal pour contribuer par leur expérience à l’immobilisation culturelle, ce qui a permis par exemple l’acquisition d’un bâtiment dans Rosemont par la coopérative MADAAM, ateliers dédiés aux femmes artistes et artisanes.


Le développement de projets d’ateliers d’artistes portés par des organismes différents semble éloigner le spectre d’une possible crise équivalente à celle d’Artscape, dont le quasi-monopole a fragilisé l’ensemble de l’écosystème. Toutefois, les aspects positifs, bien qu’indéniables, ne traduisent pas l’entièreté de la réalité du terrain, qui demeure problématique. La période postpandémique actuelle est marquée par l’inflation, la hausse des coûts de construction et d’hypothèque, le manque de main-d’œuvre, ainsi qu’une crise immobilière d’envergure, à laquelle le secteur de l’immobilier non résidentiel n’échappe pas. Cet état de crises multiples a des répercussions majeures sur le développement d’ateliers d’artistes, compromettant gravement la réalisation et la viabilité de nouveaux espaces de création. Le milieu artistique n’étant pas le seul concerné, la situation a pour conséquence de créer une forte concurrence entre les organismes culturels, le milieu communautaire et l’économie sociale pour l’obtention des multiples financements nécessaires à la concrétisation de projets immobiliers abordables. Il est donc de plus en plus difficile de mettre en place des ateliers d’artistes à un coût inférieur à celui du marché, alors qu’ils sont plus nécessaires que jamais. En effet, le contexte socioéconomique amplifie une dégradation des conditions de vie des artistes et des organismes, comme le montrent différentes études réalisées depuis la fin de la pandémie de COVID-195. En résumé, les deux loyers du logement et de l’atelier augmentent fortement, tandis que les revenus des acteurs culturels sont en baisse.

Christina Martin dans son espace de travail aux Ateliers 3333 (2024). Photo: Léonard Martin-Lecomte


D’autres enjeux structurels problématiques doivent être pris en compte, notamment le manque de soutien au fonctionnement des organismes qui réalisent ces projets. Les mesures financières disponibles pour mettre sur pied des ateliers, comme l’ensemble des programmes de subvention en immobilier collectif, ne rendent pas admissibles les coûts de développement à l’interne, alors que les équipes sont les premières sur le front pour lancer les opérations requises. Quant à la question des taxes foncières, elle demeure un sac de nœuds délicat à démêler. Compte tenu de la difficulté pour nombre d’organisations à bâtir un projet d’ateliers d’artistes admissible à l’exemption existante pour les organismes culturels professionnels, ces charges représentent un défi presque insurmontable pour la viabilité du modèle d’affaires, en l’absence d’un allègement fiscal à l’intention d’ateliers d’artistes ou de vocations collectives. Enfin, le manque de financements et d’incitatifs publics ne doit pas occulter la réalité du sous-financement privé au Québec : 5 % seulement des dons y sont alloués aux arts et à la culture6. Le mécénat a été l’une des grandes forces d’Artscape et gageons qu’il fera partie de la solution pour maintenir l’abordabilité et l’usage créatif du parc immobilier de l’organisme en faillite.

En résumé, malgré une prise de conscience, des actions constructives et un milieu engagé, les ateliers d’artistes sont toujours en situation de précarité à Montréal. Le Mile-End a vu ses forces se vider au profit du secteur Chabanel7 (arrondissement Ahuntsic), aux coûts locatifs moins onéreux, mais qui connaissent déjà de massives augmentations. Le contexte socioéconomique et immobilier fragilise le milieu culturel ; organismes, travailleurs culturels et artistes subissent de plein fouet l’inflation et la hausse de l’immobilier. D’ailleurs, le sujet s’invite ponctuellement dans la sphère médiatique8. Pour autant, le secteur porte des promesses, même fragiles. Des projets s’imaginent et se concrétisent, malgré un manque constant de reconnaissance du rôle d’utilité sociale joué par leurs instigateurs. De nouvelles initiatives voient le jour pour poursuivre la recherche de solutions, comme le Laboratoire d’innovation pour les espaces de création, mis en œuvre par le Conseil des arts de Montréal, confirmant l’implication de l’institution en la matière ainsi que la collaboration avec le Service de la culture de la Ville. La chute d’Artscape n’a pas été un événement anodin : elle témoigne de l’exigence que demande l’élaboration et l’adaptation des modèles d’affaires viables en matière d’immobilier culturel. Aussi, la préoccupation manifestée par le milieu et par l’ensemble de l’écosystème montréalais de renouveler les pratiques et les modèles en planification culturelle permet d’entrevoir un peu d’espoir pour les occupants d’espaces de création dans la métropole, en plus d’ajouter une pierre à l’édifice des nouvelles façons de réaliser de l’immobilier à impact social.

1 L’outil « Les baux et les arts » est disponible sur le site Internet du Conseil des arts de Montréal.

2 Il s’agit du programme d’accompagnement à la mise sur pied de projets immobiliers culturels (2021-2023).

3 Tim Jones et Paul Owens (dir.), Making Space for Culture (World Cities Culture Forum, coll. « Policy and Practice Series » septembre 2020), creativelandtrust.org/wp-content/uploads/2020/09/Making-Space-for-Culture.pdf.

4 Voir le communiqué de presse : Ville de Montréal, « Ateliers d’artistes. La Ville de Montréal protège 280 000 pieds carrés d’ateliers d’artistes abordables dans le Mile-End » (3 septembre 2021), ville.montreal.qc.ca/portal/page?_pageid=5798,42657625&_dad=portal&_schema=PORTAL&id=33907.

5 Voir notamment le « Portrait de la situation socioéconomique des artistes en arts visuels du Québec » (2022), mémoire déposé dans le cadre des consultations prébudgétaires du Québec (2023-2024) par l’association RIDEAU : raav.org/app/uploads/2022/03/Portrait-de-la-situation-socioeconomique-des-artistes-en-arts-visuels-du-Quebec.pdf.

6 Jules Bonnet, « État des lieux sur les politiques publiques d’appui à la philanthropie culturelle » (Montréal : Culture Montréal/Orchestre métropolitain/Chaire de gestion des arts Carmelle et Rémi-Marcoux HEC Montréal/Conseil des arts de Montréal, 2 décembre 2022), gestiondesarts.hec.ca/wp-content/uploads/2023/03/Etats_des_lieux_sur_la_Philanthropie_culturelle_2022.pdf.

7 District central, « Portrait des artistes et de leurs besoins en logement dans le District central » (12 septembre 2022), district-central.ca/actualites/articles/appel-doffres-portrait-des-artistes-et-leurs-besoins-de-logements/.

8 Catherine Lalonde, « La danse au Québec est-elle condamnée à se retrouver à la rue ? », Le Devoir (8 novembre 2023), ledevoir.com/culture/danse/801488/arts-de-la-scene-pas-bail-pas-danse; Morgan Lowrie, « La hausse des loyers force des artistes montréalais à délaisser leur atelier », La Presse ; lapresse.ca/arts/arts-visuels/2024-02-11/la-hausse-des-loyers-force-des-artistes-montrealais-a-delaisser-leur-atelier.php#.