Berthe Morisot – Impressionnante

Berthe Morisot (1841-1895) est l’une des artistes fondatrices de l’impressionnisme. L’exposition Berthe Morisot, femme impressionniste que présente le Musée national des beaux-arts du Québec est une première sur cette artiste au Canada. Elle regroupe une soixantaine de tableaux de figures et de portraits provenant de collections publiques et privées du monde entier. Il faut remonter à 1987 pour relever une exposition monographique consacrée à Berthe Morisot en Amérique du Nord.
L’objectif de l’exposition Berthe Morisot, femme impressionniste est de remettre en lumière la place importante que Morisot occupe non seulement dans le mouvement impressionniste, mais aussi dans le milieu de l’avant-garde moderne de son époque, soit durant la seconde moitié du XIXe siècle. Reconnue et appréciée de son vivant, son œuvre a connu au début du XXe siècle un effacement progressif qui a occulté le rôle essentiel et l’influence de l’artiste jusqu’à la reléguer au rang d’actrice annexe de l’impressionnisme, donc peu connue du public. Depuis une trentaine d’années, le contexte social et culturel de l’impressionnisme a fait l’objet d’études très pointues, si bien que la vie et l’œuvre de Berthe Morisot ont suscité quantités de recherches, dont les résultats alimentent notamment les études féministes anglo-saxonnes : ces efforts ont permis de jeter un nouvel éclairage non seulement sur l’œuvre elle-même, mais aussi sur les mécanismes qui régissent la carrière et le destin artistique d’une femme artiste, en particulier à la fin du XIXe siècle. Comme bien des artistes, le cas de Morisot, à cet égard, est complexe, et certains éléments biographiques personnels ont à la fois favorisé son épanouissement (l’appartenance à un milieu aisé), et joué en sa défaveur, plus tard, lorsque le petit nombre de tableaux vendus de son vivant (une quarantaine sur 423 œuvres répertoriées en 1896) et son statut social bourgeois ont pu voiler le côté professionnel de sa carrière, jugée moins « héroïque » que celle d’autres peintres de son époque. Les préjugés entourant l’art féminin n’ont pas plus épargné Morisot que d’autres femmes artistes1.
Alors que la préparation de l’exposition Berthe Morisot, femme impressionniste battait encore son plein, j’ai questionné André Gilbert, conservateur aux expositions du MNBAQ, sur les orientations stratégiques de l’exposition2.

Marine Van Hoof — Pourquoi exposer Berthe Morisot seule et non aux côtés de consœurs comme Mary Cassatt ou Marie Bracquemond, par exemple ?
André Gilbert — Ce choix est intentionnel. Il était important pour nous d’éviter la comparaison avec d’autres, ou la juxtaposition de Morisot et Manet qui a souvent déjà été faite. En ce qui concerne la sélection, nous avons veillé à choisir des œuvres qui ont été présentées par Morisot elle-même. Nous avons aussi opté pour une présentation un peu plus didactique dans la première salle, qui permet de saisir le caractère exceptionnel du chemin suivi par l’artiste. Dès le début, tout est de son côté, ses parents encouragent ses dons, sa sœur Edma peint et suit des cours avec elle, leurs talents sont tôt repérés, mais en même temps, une série de contraintes de l’époque pourraient être des obstacles. Ainsi, jusqu’en 1897, les principaux circuits de reconnaissance officielle restent fermés aux femmes. On ne dispose malheureusement pas des œuvres de jeunesse de Berthe, car elle a détruit la majeure partie de cette production. Un jour peut-être, on aura accès aux œuvres de sa sœur Edma, jugée très douée aussi à ses débuts, qui sont conservées dans la famille.
MVH — Contrairement à Edma qui renonce à la peinture en se mariant, Berthe Morisot va persister dans son désir de faire carrière, soutenue par le cercle familial et ses rencontres au fil de ses activités picturales. Lorsqu’elle se décide au mariage (elle épouse Eugène Manet, frère du peintre Edouard Manet avec qui elle s’est liée d’amitié, sachant qu’elle pourra compter sur sa collaboration), c’est avec l’idée de mener sa carrière sans pour autant renoncer ni à la vie sociale d’une femme du monde qui reçoit beaucoup, entretient des liens étroits avec Manet, Degas, Monet, Renoir et Mallarmé et est perçue comme une personnalité influente dans le milieu de l’avant-garde, ni à la maternité (elle aura une fille, Julie).
AG — Un des points remarquables est son choix de l’indépendance : rejoignant le groupe des impressionnistes (elle participera à sept des expositions, sur huit au total entre 1874 et 1886), elle renonce à exposer au Salon.
MVH — Qu’est-ce qui retient l’attention dans sa technique, pourquoi traiter l’inachevé comme un thème ?
AG — Une des forces de Morisot est sa manière de se jouer des frontières entre l’esquisse et l’œuvre finie. À cet égard, elle est réellement une pionnière. De son vivant, certains déclareront que ses œuvres ne sont pas finies, alors que d’autres y voient la preuve qu’elle est celle qui pousse le plus loin la technique impressionniste. Dans les années 1880, ses expérimentations seront encore plus audacieuses. Un autre aspect de ses recherches, qu’une analyse renouvelée de son travail met en valeur, est sa façon de jouer avec les fenêtres et les seuils en brouillant la limite entre les deux3. Plusieurs tableaux peints à Bougival, lieu de la période la plus heureuse de sa vie, montrent l’attention qu’elle porte aux interactions entre la figure et le plein air, aux sources de lumière naturelle fournie par une véranda vitrée.
MVH — Qu’elle représente sa sœur Edma ou son mari Eugène, regardant à travers une fenêtre, ses tableaux suggèrent un rapport complexe au monde extérieur. Spécifiquement abordé lui aussi, le thème du travail souligne bien des choses intéressantes.
AG — On s’aperçoit d’emblée de la grande différence entre les femmes au travail qu’elle représente et, par exemple, Les repasseuses de Degas. Dans les deux cas, les rapports sont régis par les relations de classe, mais il y a chez Morisot une très grande sensibilité qui rend – presque avec amour – hommage au modèle, en particulier dans le tableau La Nourrice (prêté par Copenhague).
MVH — Tout en représentant le travail de la femme qui prend soin de sa fille – le recours à une nourrice étant courant dans le milieu bourgeois – Morisot renvoie à son propre travail, à l’acte de peindre4. Dans plusieurs cas, elle se représente avec sa fille Julie, en train de peindre, donc au travail, plutôt qu’occupée à materner.

L’artiste témoin de son temps
Si Morisot n’a pas complètement négligé le paysage, c’est vers des tableaux de figures et de portraits que va clairement son intérêt. Procédant selon un ordre en partie chronologique, l’exposition invite à les découvrir à travers une série de thèmes explorés par l’artiste (les années de formation, la peinture en plein air, la mode et la féminité, les femmes au travail) et d’aspects (l’achevé–inachevé, les fenêtres et les seuils, l’atelier à soi) qui sont autant de témoignages de la société moderne dans laquelle elle baigne.
Malgré sa vie trop courte (une pneumonie l’a emportée brutalement, à l’âge de 54 ans), l’artiste laisse une œuvre importante qui est de plus en plus étudiée et suivie par les institutions. L’envergure de l’exposition organisée par Degas, Monet, Renoir et Mallarmé pour lui rendre hommage un an après sa mort (avec près de 400 œuvres), en dit long sur l’estime que lui portaient ses confrères et amis peintres. Mais c’est sans doute à notre époque seulement que l’on prend conscience de l’opiniâtreté, du courage et de la patience que Berthe Morisot a déployés pour produire son œuvre à travers les obstacles, lorsqu’on lit dans un de ses carnets intimes : « Je ne crois pas qu’il y ait jamais eu un homme traitant une femme d’égale à égal, et c’est tout ce que j’aurais demandé, car je sais que je les vaux5. »
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Berthe Morisot Femme impressionniste
Commissaires : Sylvie Patry, conservatrice en chef et directrice de la conservation et des collections du Musée d’Orsay, (Paris) et commissaire invitée à la Fondation Barnes, et Nicole R. Myers, conservatrice Lillian et James H. Clark de la peinture et de la sculpture européennes au Dallas Museum of Art.
Initiative du Musée national des beaux-arts du Québec, l’exposition est organisée conjointement avec la Fondation Barnes (Philadelphie), le Dallas Museum (Dallas) et le Musée d’Orsay (Paris)
Musée national des beaux-arts du Québec, du 21 juin au 23 septembre 2018
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(1) Voir l’introduction très complète de Sylvie Patry, dans le catalogue de l’exposition.
(2) Dans une entrevue téléphonique, le 7 mai 2018.
(3) Voir en particulier l’étude que Cindy Kang consacre à ce sujet dans le catalogue de l’exposition.
(4) Voir en particulier l’éclairante étude de Linda Nochlin sur ce sujet. « La Nourrice : part respective du travail et des loisirs dans la peinture impressionniste », in : Linda Nochlin, Femmes, Art et Pouvoir. Traduction Oristelle Bonis. Éd. Jacqueline Chambon, Paris, 1993, p. 59-84.
(5) Carnet de notes de Berthe Morisot, Mézy, 1890, p. 34, Paris, Musée Marmottan Monet, cité dans Delafond et Genet-Bondeville 1997, p. 50.