Cher François,

Ceci est mon dernier courriel. Alors que tant d’images se bousculent et que je peine à trouver les mots justes, mon souvenir se fixe sur la dernière image que j’ai de toi. Il y a deux semaines, tu étais enfin de retour rue de Reims, après un trop long séjour à l’hôpital : tu étais parmi les tiens, entouré de tes livres d’art, des tableaux de Pnina, de la petite chienne Zurah, si heureux d’être chez toi, et pressé de te remettre à travailler. Tu nous disais avoir un texte urgent à terminer pour la prochaine exposition Riopelle au Musée des beaux-arts de Montréal. Depuis lors, je revois sans cesse ton visage radieux lors de cette soirée partagée avec Pnina, Ginette et l’infirmière du CLSC qui veillerait désormais sur toi.

Je t’ai connu avant de te connaître. En 1973, entre les murs de l’Université de Montréal courait parmi les étudiants le bruit qu’il y avait en histoire de l’art un professeur extraordinaire : François-Marc Gagnon. « Il faut suivre les cours de François-Marc Gagnon, sur Borduas et l’automatisme ! » : cette intimation ne souffrait aucune discussion. Tu possédais un sens inné de la pédagogie, auquel s’alliaient un humour irrésistible et un talent d’habile conteur maître de son récit. J’ignorais encore à cette époque l’ampleur des recherches que tu menais avec tes étudiants et qui allaient être si déterminantes pour l’histoire de la modernité au Québec. Marquant d’une pierre blanche les anniversaires du manifeste Refus global, suivraient en effet, tous les dix ans au cours des trois décennies suivantes, des ouvrages exceptionnels sur Borduas et l’automatisme : en 1978, c’était ta magistrale Biographie critique, l’ouvrage le plus complet jamais écrit sur cet artiste, un peintre qui t’était rapidement apparu comme le plus important de sa génération.

Durant les années 1980, tandis que je préparais avec mes collègues à l’ UQAM l’édition des Écrits de Borduas, mon estime pour ton travail de pionnier ne fit que croître à mesure que je prenais connaissance de l’ampleur de tes recherches. Celles-ci frayaient la voie non seulement aux nouvelles équipes de chercheurs, mais s’étendaient bien au-delà du seul domaine de l’automatisme. La justesse de ton sens critique, ta connaissance profonde de l’histoire de l’abstraction au Québec ont fait de toi un penseur exigeant, toujours en accord avec l’esprit de liberté créatrice qui anima les artistes de cette période.

L’année 1988 fut celle de l’exposition Borduas au Musée des beaux-arts de Montréal et son fabuleux catalogue réalisé avec le graphiste Martin Dufour. Je me souviens de l’étonnement sincère qui fut le tien lorsque tu pénétras dans une vaste pièce entièrement remplie par les feuillets imprimés : c’était la montagne de pages superbement illustrées du catalogue qui allait être assemblé pour l’exposition.

Puis, en 1998, parut pour le cinquantième anniversaire ta Chronique du mouvement automatiste, un ouvrage de mille pages sur l’histoire du groupe montréalais dont Claude Gauvreau avait formulé le désir durant sa rédaction en 1969 de « L’épopée automatiste vue par un cyclope ». Cette somme remarquable te valut le prix Raymond-Klibansky, un homme à qui tu vouais la plus haute estime. Entre ces deux dates charnières, ta réflexion sur Borduas, Riopelle et les automatistes se poursuivait de façon inventive, sous toutes sortes de formes : cours, expositions, catalogues, conférences, séries télévisées et émissions radiophoniques, tant ton désir de communiquer ta passion pour l’art était inépuisable.

En l’an 2000, un nouveau chapitre de ta vie s’ouvrait à l’ Université Concordia, avec la Chaire de recherche en art canadien Gail et Stephen A. Jarislowsky : quatre ans plus tard, était mis en ligne le Catalogue raisonné Borduas, dans lequel tu présentais, avec ta nouvelle équipe, toute la production artistique de Borduas. Tu poursuivais avec la même rigueur, avec la même ténacité, avec le même entrain infatigable, l’œuvre d’une vie.

Tu aimais suivre de près les réalisations des membres toujours actifs du cercle automatiste sans négliger celles appartenant à un passé plus ancien. Ainsi, la lecture des lettres de Marcelle Ferron parues chez Boréal t’accompagna durant tout l’hiver 2016. Qu’ajouter à tes mots éloquents sur Françoise Sullivan, devant le succès de son exposition en janvier 2017, à la Galerie de l’ UQAM : « Je suis heureux du succès de Françoise Sullivan. Elle est elle-même un chef-d’œuvre ! »

Tu étais un lecteur curieux et averti, et pas seulement en art. Ainsi, depuis plusieurs années, tu te procurais dès leur arrivée en librairie à Montréal tous les ouvrages du philosophe Jacques Derrida, « un très grand penseur, un très grand poète aussi, m’écrivais-tu. […] C’est un auteur difficile, mais profond. Cela me tient en haleine mentalement. » Ton goût de la lecture pouvait te porter aussi bien vers les écrits critiques de Paul de Man sur Jean-Jacques Rousseau que vers les romans et les œuvres plastiques fantaisistes de l’écrivain Réjean Ducharme / Roch Plante, dont tu avais appris qu’il avait suivi avec grand intérêt tes cours à la télé au Canal Savoir.

À l’occasion, ta formation première chez les dominicains refaisait surface, ce qui produisait des situations ambiguës, voire un peu cocasses : « Jeudi, j’étais à Québec pour donner une communication dans un colloque organisé par la Faculté de théologie de l’Université Laval. Cela m’a fait une drôle d’impression : un grand crucifix au mur de la salle où se tenait le colloque; une présentation qui insistait sur mes compétences en catéchèse et en théologie; et une complète ignorance de mon état actuel de vieux mécréant… Enfin, tu peux bien imaginer ce que j’ai ressenti. Le colloque portait sur la paresse… […] Je devais présenter quelque chose sur les représentations de la paresse dans l’art ! »

Tu as reçu, au cours de ta prolifique carrière, de nombreux prix et distinctions, que tu accueillis avec la modestie que l’on te connaît : le prix du Gouverneur général du Canada, le prix André-Laurendeau, le prix Gérard-Morisset, la médaille de l’Académie des lettres du Québec, le Prix du Canada en sciences humaines. Tu étais membre de la Société royale du Canada et de l’Ordre du Canada, officier de l’Ordre national du Québec. Tous ces signes de reconnaissance soulignaient tes qualités hors pair comme chercheur, tant au Québec qu’au Canada. Je sais que t’étaient particulièrement chers les témoignages donnés par tes collègues en histoire de l’art. Je pense particulièrement au colloque organisé en ton honneur au Musée d’art contemporain de Montréal en septembre 2000, au numéro spécial intitulé « Hommage à François-Marc Gagnon » que t’ont consacré les Annales d’histoire de l’art canadien en 2011 et à la Journée d’étude « François-Marc Gagnon » qui s’est tenue au Musée de l’imprimerie de Montréal, l’an dernier.

François, tu terminais invariablement tes courriels par ces mots : « Porte-toi bien. » Je ne peux te quitter sans te dire merci. Nous sommes nombreux à t’avoir aimé comme un père et un frère. Et pour reprendre ces paroles à Borduas, pour moi et tous ceux qui ont eu la chance de te connaître, tu demeureras véritablement dans nos cœurs, un modèle de vie, un de ces hommes dont jamais on ne pourra effacer « le souvenir et l’exemple ».