En abordant Égrégore, une histoire du mouvement automatiste de Montréal, on se rend vraiment compte que l’automatisme n’a rien d’un mouvement exclusivement pictural. Le livre a d’abord été publié en anglais en 1992. Il aura fallu attendre près d’un quart de siècle la traduction française. Yseult Riopelle s’est chargée du projet d’édition avec comme ambition de renouveler l’iconographie trop souvent accolée à l’automatisme. Dans le choix des œuvres, celui des documents visuels, des archives reproduites et des photos d’époque, les découvertes abondent. Même si on croit en connaître les grandes lignes, le découpage des faits et le commentaire qu’en apporte Ray Ellenwood éclairent les automatistes et leur égrégore d’un jour nouveau.

La description que fait Ellenwood de l’épopée automatiste s’ouvre avec le grand combat pour l’art moderne du début des années 1940 et va jusqu’à la radicalisation du mouvement après la présentation de la pièce Bien Être de Claude Gauvreau. Refus global annonce la lente dissolution du mouvement. Une part importante est consacrée à la volcanique poésie automatiste avec Thérèse Renaud et Claude Gauvreau de même qu’à la danse, notamment avec Françoise Sullivan, Jeanne Renaud, Françoise Riopelle, et à l’aspect performatif de ses manifestations.

« Égrégore : un groupe humain doté d’une personnalité différente de ses individus. » Pierre Mabille, un auteur proche du surréalisme, définissait ainsi en1938 le terme égrégore dans son livre éponyme. Appelant à une « brûlante fraternité », les automatistes québécois ont fait de cette notion l’une des clés de leur action.

Constituant un groupe ou un mouvement au sens le plus courant avec manifeste, expositions, performances et préoccupations artistiques en commun, l’action des automatistes se définit bel et bien comme collective tant elle se réclame de l’élan qu’aucun individu n’aurait pu provoquer seul. Cette solidarité les fera repousser « les frontières de [leurs] rêves1 ». Leur manifeste clame haut et fort la naissance « d’un nouvel espoir collectif ». Il n’est pas fortuit que Refus global s’achève par un appel à la mobilisation : « Que ceux tentés par l’aventure se joignent à nous ». Restreint, l’égrégore est appelé à grandir. Déjà sensible à ces quelques-uns, ce qui surgit n’est pas encore perceptible à tous. Si elle n’est remarquée de personne, cette volonté de transformation qu’appelle Refus global n’agira sur personne.

Dans la conclusion des Projections libérantes, Borduas fait coïncider « un unique devoir », la rédaction du manifeste et cet engagement envers la « foule ». « Chaque individu est responsable de la foule de ses frères, d’aujourd’hui, de demain ! De la foule de ses frères, de leurs misères matérielles, psychiques ; de leur malheur ! C’est pour répondre à cet unique devoir que Refus global fut écrit. » L’art n’a de sens que s’il se destine à ce peuple qui manque.

Alors que toute entrave rationnelle est rejetée, le peintre, le poète, la danseuse se laissent guider par l’inconscient. Pour les automatistes, l’exploration de l’intime fait l’objet d’une prise de conscience qui débouche sur le collectif. Le vertige du geste improvisé ou de la parole brute fait éclater l’unité du moi. Cet état de paroxysme proche de la transe et faisant place à ces valeurs de dépassement que sont « l’amour… la magie » produit un renversement. Il fait se dissoudre le privé dans la sphère publique et le politique dans le privé. Cette tension entre les points de vue du moi et ceux du nous fait pénétrer, comme par effraction, les automatistes au cœur de la réalité du Québec d’alors. L’urgence de la création se confond avec la dénonciation de l’immédiat social sur laquelle elle bute.

L’égrégore des automatistes se définit ainsi selon une double impossibilité, celle de ne pouvoir faire groupe face à l’oppression et à l’adversité, et celle de faire groupe afin de combler la distance avec ce peuple à l’écart. Cette condition les met à même d’exprimer des forces potentielles face à une aliénation jugée paralysante. Leur charge arrache ce qu’on ne peut plus taire. Il produit un énoncé collectif, un passage, un devenir.

C’est un peu cette histoire que raconte, certes en d’autres termes, le livre de ce grand passeur du mouvement automatiste vers le mode anglo-saxon qu’est Ray Ellenwood. L’automatisme est analysé et documenté de façon chronologique à partir des textes qui en sont les fondements, des poésies et des œuvres en danse et peinture qui s’en réclament.

Se penchant sur l’épopée de cet égrégore, le récit de Ray Ellenwood n’écarte toutefois ni les différends ni les dissensions qui ont surgi au sein de ces automatistes affirmant poursuivre « dans la joie leur sauvage besoin de libération ».

Au-delà de ce pronunciamiento qu’est le manifeste de Borduas, Ray Ellenwood s’attache d’une part à la difficile pénétration des idées du groupe tout comme à la persistance de leur action et, d’autre part, à son rayonnement au sein de la société québécoise. Car, malgré son caractère profondément rebelle, ce mouvement a acquis, non sans ambiguïté, une bonne dose de reconnaissance institutionnelle. Il en jouit encore. 

(1) Sauf indications contraires, les citations sont extraites de Refus global.