Montréal à la « découverte » de l’art africain traditionnel
Gardien de reliquaire, Kota-Shango, Ancien Gabon, Bois, matière végétale, 42 cm
Reliquaire funéraire Kota, début XXe siècle, Ancien Gabon, Bois et bronze
Le réaménagement de deux salles au Musée des beaux-arts de Montréal pour y déployer une cinquantaine d’objets, l’ouverture de la Galerie Maurer partiellement consacrée à l’art africain, l’organisation de l’exposition d’art tribal chaque été par la Galerie Simon Blais et, bien sûr, le renouvellement des collections de la Galerie Jacques Germain témoignent d’un certain engouement pour l’art africain à Montréal ainsi que de la formation d’un noyau dur de connaisseurs et de collectionneurs. L’occasion est propice pour faire le point.
L’art des régions du sud du Sahara a été façonné par des grands maîtres appartenant à des centaines d’ethnies. Dans un certain sens, cet art est folklorique, car les sculptures, les masques, les objets de prestige ou d’usage domestique recèlent des codes visuels qui permettent d’identifier des ethnies et des tribus. Par ailleurs, on peut reconnaître le génie de certains de ces artistes, dont se sont inspirés des pionniers de l’art moderne européen, tels que Picasso, Matisse, Modigliani… « La tradition africaine se caractérise par la liberté de choix, de flexibilité et d’interprétation. Ceci mène à des variations innombrables dans chaque domaine de l’expression artistique.1 » Néanmoins, ces grands artistes africains restent anonymes.
En règle générale, l’art traditionnel africain n’est pas signé, car l’artisan n’est pas gardien de l’objet. Le devin ou le guérisseur, qui en Afrique centrale ou équatoriale peut occuper des positions de chef au sein d’une société secrète de nature politique ou occulte, confère souvent sa signification particulière à l’objet, considéré en Occident comme une œuvre d’art.
Pour l’Africain, l’œuvre peut jouer un rôle rituel ou sacré, favoriser le rite de passage d’un cycle de vie à un autre, rappeler la mémoire d’un défunt ou servir dans une cérémonie funéraire. Objet domestique, elle peut témoigner du prestige de celui qui s’en sert. Mais, à la fin d’une cérémonie, une fois leur fonction d’objets sacrés accomplie, masques et sculptures risquent d’être désinvestis de leur magie spécifique et de perdre leur importance, d’être oubliés dans la nature… Philosophiquement, l’esprit africain confère une grande importance au moment présent.
Alors que l’art africain reste essentiellement anonyme, le galeriste Claude Maurer rappelle néanmoins l’existence de quelques ateliers vers la fin du XIXe et le début du XXe siècle dont on retient les noms : les maîtres du Sakassou de l’ethnie Baoulé en Côte d’Ivoire sculptaient des personnages, le maître de la Sébé de l’ethnie Kota au Gabon créait des paniers et reliquaires funéraires contenant des ossements, le maître Buli l’Ancien de l’ethnie Luba au Congo et le maître de Mobaye, toujours au Zaïre, érigeaient des figures humaines.
En Afrique animiste, le geste européen de collectionner dans un esprit esthétique et chronologique était inconnu. Cependant, sur le plan esthétique, il y a « des atomes crochus » entre l’Afrique et l’Occident. Guy Chigoho, propriétaire d’une galerie d’art africain à Montréal, lui-même appartenant à l’ethnie Mushi de l’est du Zaïre, rappelle que l’esthétique d’un objet d’art traditionnel recèle un sens de la beauté qui correspond aussi à un sentiment esthétique occidental. Il en donne pour preuves éloquentes un tissu Kuba du Zaïre avec un éparpillement de figures géométriques sur un fond de couleur or clair, un ornement de cadre de porte en bois foncé et luisant des Dogon des plateaux centraux du Mali aux incrustations géométriques parfaitement rythmées. Ces artefacts confirment l’universalité de l’art africain.
L’esthétique, garante de l’efficacité rituelle
Pour que l’objet soit pleinement apprécié par la communauté qui l’a créé, il faut qu’il possède une « énergie spécifique » garante d’efficacité dans le rituel de passage ou de guérison. La patine de l’objet serait le signe d’une telle propriété, encore perceptible par maints collectionneurs d’aujourd’hui. D’un point de vue africain, l’efficacité rituelle est aussi liée à l’esthétique de l’objet. Assane Diouf, peintre contemporain d’origine sénégalaise établi à Montréal, propose un aperçu de l’art dans son cadre communautaire. « En Afrique, l’art est une manière de vivre, une manière d’être de la collectivité. On s’identifie souvent à la collectivité par le port d’un masque ou encore en adoptant une croyance totémique ou animale. L’animal est omniprésent, on ne peut pas l’éviter. Un monde que j’appelle opaque se dresse entre l’homme et l’animal. Dans la croyance animiste, l’animal a le don de faire le lien entre l’homme et les dieux. » L’animisme est encore très présent en Afrique, bien que les pays africains soient officiellement musulmans ou chrétiens. Les rituels collectifs incluent la danse, c’est-à-dire le corps – souvent décoré – en mouvement, associé aux coutumes qui règlent les phases de la vie.
Bien avant la performance contemporaine et le body art, les Africains pratiquaient ces formes d’expression. Ayant passé douze ans au Soudan au cours des années 1960 et 1970, la cinéaste allemande Leni Riefenstahl exprimait son étonnement devant le corps mâle africain peint, tatoué, scarifié dans le documentaire- fleuve intitulé The Last of the Kuba of Sudan (1973). Ses images soulignaient la beauté sculpturale de la nudité mâle dans des prestations de danse ou de joute, lors d’un spectacle de « création éphémère » mis en parallèle avec la statuaire cubiste. Les scarifications rituelles sont d’ailleurs reprises, en tant que signes esthétiques, par de nombreuses sculptures africaines représentant des corps et des visages.
Critères pour un collectionneur
Pour Claude Maurer, « la définition de travail du galeriste » pour déterminer l’art africain à valeur de collection est celle « d’art du sud du Sahara d’avant 1950 ». Jacques Germain énumère les critères de qualité pour les objets africains : ancienneté, authenticité, qualités plastiques impeccables, proportions justes, matière maîtrisée, style pur. Le galeriste a conseillé Guy Laliberté, fondateur du Cirque du Soleil, lors de l’acquisition de son importante collection d’art africain. Jacques Germain met aussi l’accent sur la provenance documentée de l’objet, c’est-à-dire les collections dont il a fait partie.
En revanche, Guy Chigoho, propriétaire de la Galerie Musha-Galusa Art Africain, considère qu’on donne trop d’importance à la provenance – « toujours occidentale », souligne-t-il – des objets collectionnables. Pour lui, le pedigree « n’est pas toujours gage de valeur esthétique ou d’authenticité ». Il souligne l’évolution, qualité notable de l’art traditionnel africain produit à une date plus récente qui peut refléter des changements de mode de vie, en se référant au livre de la galeriste et anthropologue Esther Dagan : « Malgré les bouleversements sociopolitiques et économiques imposés aux Africains, leur ténacité à sauvegarder leurs traditions et leur identité, lesquelles se reflètent véritablement dans leur sculpture, est étonnante.2 »
Dans une forme humaine allongée Lobi qui semble annoncer les personnages filiformes de Giacometti, dans une échelle Dogon (que l’on peut voir au Musée des beaux-arts de Montréal) dont la modernité géométrique se manifeste dans une recherche de l’essentiel, on constate la force archétypale de l’art de l’Afrique noire, art à la fois spécifique, énigmatique et universel.
QUELQUES ÉVÉNEMENTS
- La Galerie Simon Blais tient chaque été au mois d’août une exposition d’art tribal.
- Une foire d’art africain nommée Parcours des mondes a lieu pendant cinq jours chaque début septembre à Paris, à Saint-Germain-des-Prés.
- Le Musée des beaux-arts de Montréal présente cinquante-cinq objets d’art africain de grande qualité dans deux salles récemment réaménagées.
(1) Esther Dagan, Tradition en transition, Galerie Amrad African Arts Montréal, 1989, p. 12
(2) Dagan, p. 14
(3) Céline Marti et Jacques Germain, Art ancien de l’Afrique noire (catalogue), Édition Jacques Germain, Montréal, 2006, p. 17
(4) Ibid, p. 29
(5) Dagan, p. 50
(6) Marti et Germain, p. 99