Nicaragua, Costarica: un itinéraire artistique
Baignés sur de longues étendues de littoral par l’océan Pacifique à l’ouest et par la mer des Caraïbes à l’est, le Nicaragua et le Costa Rica offrent des paysages étonnants, sillonnés par des cordillères, parsemés par de nombreux volcans actifs. La région se fait remarquer par l’abondance de la flore et de la faune. Autant le créateur local que le visiteur peuvent sentir l’ambiance onirique nourrie par la richesse d’un folklore littéraire et musical métissé, hispanique et indigène. Un passé encore vivant côtoie, dans ces pays, des modes de vie « globalisés », avec leur univers de l’électronique de consommation et ses liens planétaires : téléphones cellulaires, iPods, BlackBerrys, etc.
Le milieu tropical et fantastique favorisa l’essor d’une peinture d’inspiration moderniste plus instinctive que doctrinaire, qui savait s’inspirer des pétroglyphes précolombiens du Nicaragua ainsi que de l’intensité lumineuse du paysage. Des thèmes historiques et conflictuels nourrissent actuellement l’émergence de courants narratifs postmodernes issus de l’histoire politique tourmentée du Nicaragua, de la lutte qui s’y mène actuellement pour la défense des droits des femmes.
Au Costa Rica, pays plus riche, la critique d’une adaptation vertigineuse à l’environnement économique mondialisé trouve un prolongement dans quelques expressions de l’art contemporain. Il est important de savoir que des statistiques économiques placent le Nicaragua clairement dans le champ du sous-développement, alors que le Costa Rica pourrait être décrit comme une société de consommation, du moins pour une majorité de sa population.
Deux personnalités fécondes marquent le monde de l’art de ces pays limitrophes. Patricia Belli, au Nicaragua, influence toute une génération actuelle de plasticiens. Elle se penche sur le destin des femmes dans une société à la fois traditionnelle, mais également exposée aux courants de la globalisation.
Rolando Castellón, au Costa Rica, introduit une pensée mobile conceptuelle dans des œuvres traitant du lien entre la culture indigène et l’environnement : vision critique autant inscrite dans l’histoire sociale que dans une conception de l’évolution biologique. Riches en artistes innovateurs, les deux pays limitrophes se sentent pourtant marginalisés dans un monde de communication, de commerce – de biennales – dominé par les grandes métropoles : ainsi, l’Amérique centrale doit encore lutter pour s’affirmer sur le plan artistique, à la fois latino-américain et international.
La fondation Ortiz-Guardian, la véritable galerie nationale du Nicaragua
« L’art latino-américain est identifié à des grands pays : le Mexique, la Colombie, l’Argentine … notre Amérique centrale reste encore au- dessous de l’horizon du grand monde de l’art. Pourtant nos pays possèdent une importante tradition artistique », s’exclame Ana Margarita Ortiz, l’élégante directrice de la fondation culturelle Ortiz-Guardian, dont le siège est à Managua, capitale du Nicaragua. Le bureau de la directrice se trouve au cinquième étage d’un édifice dernier cri revêtu d’une membrane de verre appartenant au groupe financier Banpro, propriété de la famille Ortiz-Guardian. « Nous collectionnons l’art de toute l’Amérique centrale, dont nous voulons relever la visibilité culturelle. Cependant, notre fondation met l’accent sur notre tradition, en effet sur l’art du Nicaragua… », explique Mme Ortiz.
Proche du monde de la finance, la collection Ortiz-Guardian fait curieusement bon ménage avec le gouvernement sandiniste d’origine révolutionnaire, actuellement dirigé par le président Daniel Ortega, en organisant, conjointement avec ce partenaire, des concours, des expositions et une biennale d’art contemporain à Managua. Cette coexistence culturelle insolite entre des adversaires idéologiques et politiques est décrite comme partie d’un processus englobant de hacer patria – bâtir la patrie du Nicaragua – par Juanita Bermudez, galeriste en art contemporain à Managua. Ainsi, au-delà des conflits chroniques, un sentiment patriotique viscéral paraît caractériser l’ensemble de la société du Nicaragua.
C’est pourtant dans la ville coloniale et universitaire de León, à cent kilomètres au nord de la capitale et près des plages du Pacifique, qu’on trouve le musée de la fondation Ortiz-Guardian, constituant de fait la galerie nationale d’art du Nicaragua. León, avec ses 22 églises, fait un magistral étalage du baroque de l’Amérique centrale, qui se déploie à travers une expression riche en décorations de fer forgé, de miroirs, de stuc et de dorures. C’est aussi à León, en 1979, qu’ont eu lieu les derniers soubresauts d’une impitoyable guerre civile qui a duré trois ans. La place de la très harmonieuse grande cathédrale de la ville fut en 1979 le théâtre de sanglants combats entre les troupes du dictateur Somoza et les forces, en fin de compte victorieuses, de l’insurrection sandiniste. Ailleurs, à Subtiava, quartier autochtone de León, l’église El Calvario révèle un surprenant édifice baroque, érigé entièrement en bois, qui n’a jamais été touché par l’incendie depuis sa construction au début des années 1700.
Le musée Ortiz-Guardian occupe trois grands pavillons carrés recouverts de tuiles rouges. Bâtis au XVIIIe siècle, ils se déploient à l’andalouse autour de jardins intérieurs. À quelques portes du musée se trouve l’hacienda où, en 1921, est mort à l’âge de 46 ans Ruben Darío, grand rénovateur de la poésie espagnole et auteur national du Nicaragua. La fondation Ortiz-Guardian, quant à elle, propose un panorama des arts qui va de l’expression coloniale à l’art d’aujourd’hui.
Inattendue dans ce qui semble un site géographique en quelque sorte excentrique, on y découvre aussi une collection de portraits européens baroques du XVIIe et du XVIIIe siècles, parmi lesquels on remarque les noms de Nicolas de Largillère, peintre de la cour de Louis XIV, et celui de Geoffrey Kneller, artiste anglais de la même période. Des toiles dévotionnelles des écoles de Cuzco (Pérou) et de Quito (Équateur) du XVIIIe siècle absorbent un baroque tardif, tout en combinant un sens hiératique avec l’intime de la matière textile, ainsi qu’une franchise et un charme autochtone presque hypnotiques. Tout y est le fruit de la vision très personnelle d’un collectionneur.
Le modernisme du Nicaragua
La fascination qu’exerce le modernisme de l’école nationale de peinture du Nicaragua repose sur la représentation d’une lumière éblouissante. Les œuvres des grands artistes du XXe siècle, Rodrigo Peñalba, Armando Morales, Omar d’León, entre autres, généreusement inspirés par le fauvisme, le cubisme et le pointillisme, donnent une large place à une lumière « métaphysique » qui exprime une terre et une mentalité. Délicieuse chaleur qui a le don d’intégrer corps et âme. Des noirs hallucinants traduisent la chaleur et les ombres des rochers sur des parois et sur le sable. Même l’eau de l’océan est noire, parfois. Espejo doble (Double miroir) et Mujeres en la Terraza (Femmes de la terrasse) d’Armando Morales (né en 1927), ou Maternidad con Sandia (Maternité et melon d’eau) de Rodrigo Peñalba (1908-1979) reflètent le temps lent du littoral balayé de soleil, qui a le don de révéler l’essence pérenne et d’intensifier l’expérience personnelle. Poursuivant des études aux États-Unis, en France, en Espagne, au Mexique, les artistes du Nicaragua ne cessent de capter la vibration lumineuse de leur pays. Au cours des années 1950, la peinture moderniste représentée par Armando Morales, Omar d’León et Fernando Saravia se réunit autour de l’école des Beaux-arts de Managua, dirigée par le maître Rodrigo Peñalba.
On remarque également la sculpture biomorphique de filiation cubiste, pétrie de silence, d’Ernesto Cardenal (né en 1925), également poète reconnu et ancien ministre de la Culture du gouvernement sandiniste au cours des années 1980. Influencé par Jackson Pollock, Rufino Tamayo et Jean Dubuffet, Alejandro Aróstegui, formé aux États-Unis, peint des pétroglyphes (caractères précolombiens gravés sur pierre) d’inspiration préhistorique en utilisant des techniques suggérées par le style de peinture matiériste. Les recherches de Róger Pérez de la Rocha (né en 1949) suivent une voie semblable. Il y a du Pollock, de la bande dessinée à la Keith Haring dans l’œuvre all-over de Denis Nuñez (né en 1954), mais ces coloris de fond blancs, jaunes, bleus palpitent aux caprices de la lumière tropicale.
« La dynamique de création et d’invention dans l’art du Nicaragua, à partir du substrat indigène, américain, a conduit au nationalisme comme idéal d’expression dans un premier temps ; ce nationalisme a débouché sur une essence afin de revenir vers un indigénisme sans pittoresque ni prétention folklorique. Indigénisme bizarrement transformé en modernité qui rejoint un primitivisme de l’avenir1 », écrit le critique d’art Julio Valle-Castillo. Encouragée par le gouvernement révolutionnaire sandiniste au cours des années 1980, la peinture identitaire ainsi que le muralisme d’inspiration mexicaine se sont fortement épanouis au Nicaragua.
David Ocón, artiste et architecte, ainsi que Bayardo Blandino abordent le pop art en utilisant des collages d’un aspect hétérogène, à la fois figuratifs et abstraits. Cependant, la tradition reste incontournable, ils n’arrivent pas à éviter la composition unitaire et l’aura chaleureuse de l’image. Le temps au ralenti est encore celui du Nicaragua. Commentateur social subtil, Ocón combine des signes précolombiens, occidentaux et informatiques.
L’art contemporain comme facteur d’évolution
Après des débats animés, la biennale de Managua, en 1999, signale une nouvelle réception de l’art contemporain au Nicaragua, ce qui est souligné par l’artiste Patricia Belli, la directrice de la fondation Ana Margarita Ortiz, ainsi que par la galeriste Juanita Bermudez. La biennale n’est plus associée à la peinture, mais elle est dorénavant réputée biennale des arts visuels, signalant ainsi l’acceptation par le milieu des arts – milieu restreint, discret, mais informé et au fait des tendances – de l’installation, de la vidéo, de la photo et de la performance. Pour Patricia Belli (née en 1964), artiste de l’installation, directrice de la galerie et de l’école d’art de renommée internationale Espira Espora à Managua, « l’art contemporain dans toutes ses formes inscrit le Nicaragua dans le monde intellectuel du présent, il représente pour nous un facteur d’évolution ». La pensée liée à l’art conceptuel constitue, selon elle, un pas en avant pour la société du pays. Pourtant, l’œuvre de Patricia Belli a également de fortes racines dans la tradition.
Vol difficile (1999) est une œuvre considérée incontournable dans le paysage de l’art au Nicaragua : elle combine la photo et l’art textile. Des images, des portraits de famille en noir et blanc, une robe folklorique traditionnelle peuvent – parmi bien d’autres objets – suggérer les tragédies, les déchirements familiaux déclenchés par les guerres civiles de la deuxième moitié du XXe siècle. Le travail de Patricia Belli est vu comme fortement poétique. Colonne (2009) est constitué d’une poutre en bois très fracturée et recouverte de givre. Polysémique, l’œuvre reste unitaire et centrée.
À la défense des femmes
Relativement récent, l’art contemporain au Nicaragua se présente comme innovateur et critique. Il utilise une forme de minimalisme visuel combiné à la couleur, il crée un monde d’ironie, de sarcasme, de remises en cause. Dans un pays dont le niveau moyen d’éducation reste faible, l’influence sociale de l’art actuel reste limitée.
L’art actuel donne le signal d’alarme pour des problèmes aigus, notamment la violence sexuelle. En dépit de l’émancipation féminine liée à la révolution sandiniste, la brutalité domestique pose de graves difficultés au Nicaragua : quatre cents agressions sexuelles par jour sont mentionnées dans un rapport produit par la Commission interaméricaine des droits de l’homme en mars 2011. L’installation de Raùl Quintanilla intitulée Je ne t’aime plus mon amour (2005), d’une violence plus ou moins latente, contient des archétypes culturels : machette, vierge en posture de prière, récipient traditionnel en céramique… l’œuvre dénonce le crime passionnel. La composition fondée sur des photos documentaires de Tania Santa Cruz, intitulée Arrivée au titre de reine de beauté (2009), capte avec une mordante ironie la manipulation humiliante des candidates dans les concours de beauté.
Costa Rica
Recherchant l’équilibre à travers la respiration des formes et des couleurs, l’art contemporain du Costa Rica est aussi traversé par des courants et des questionnements sociologiques, à la fois locaux et universels. Trois thématiques touchent à la nature profonde de la société et de la contemporanéité. Alors qu’à la fois au Nicaragua et au Costa Rica les peuples sont métis, l’élément ethnique européen est relativement plus présent dans la population du Costa Rica que dans celle du Nicaragua. Cependant, le thème lié au sentiment indigène – une forte quête des racines autochtones – s’est manifesté pleinement chez des artistes modernistes du Costa Rica et se prolonge notamment dans l’œuvre de Rolando Castellón, un chef de file à la fois néoconceptuel et indigéniste. Dès le début des années 2000, le thème de la privatisation de l’État démocratique ainsi que celui de l’essor de la violence dans la société hantent l’art du Costa Rica. On y assiste à une « américanisation » d’une société tropicale d’agriculteurs : éleveurs de bétail et cultivateurs de café. En moins d’une génération, le pays passe d’une société de paysans à une économie très orientée vers les services informatiques et le tourisme.
Le courant indigène coule librement dans le travail complexe du sculpteur Juan Manuel Sánchez Barrantes (1911-1990), figure centrale de l’art du Costa Rica du milieu du XXe siècle, dont l’œuvre est bien représentée au Musée des Beaux-arts du Costa Rica, à San José. Construit en 1948, dans un style rural et hispanisant, sur le flanc d’un parc de pins immenses, l’édifice occupe l’ancien terminal de l’aéroport international, reconverti en musée et surplombé, tel un manoir seigneurial, d’une haute tour ceinte de balcons.
À la fois moderniste et romantique, la sculpture de Sánchez Barrantes est enchâssée dans son bloc minéral – de la pierre ponce souvent – dont la sculpture se détache un peu dans le style de Rodin. La taille de la pierre, rapide et spontanée, proche du dessin, rappelle celle du maître français, ainsi que parfois l’impression qu’elle dégage, celle de l’inachevé. La forme animale – jaguars, lézards – mais aussi le contenu souvent religieux, biblique, tel un délicat et monolithique Moïse, possèdent le raccourci de pétroglyphes précolombiens et semblent traversés par de véritables courants énergétiques.
José Sancho (né en 1935) est le grand sculpteur vivant du Costa Rica. Économiste représentant son pays dans des organismes internationaux, à 33 ans, il a eu la « révélation » de la sculpture : elle est devenue sa vocation. Artiste polyvalent de culture internationale, il s’inscrit sans réserve dans une vision moderniste, unie et organique de l’œuvre, s’inspirant des formes industrielles, biomorphiques (ovoïdes…) , précolombiennes, travaillant le métal et la pierre, récupérant des matériaux dans la tradition arte povera, ouvrier inlassable malgré son âge.
En 2011, une rétrospective de son œuvre a été présentée dans des espaces d’exposition de la banque centrale du Costa Rica, au centre de San José. Selon son témoignage, sa visite en Roumanie et la rencontre avec la Colonne infinie, structure modulaire combinée à une énergie biomorphique du sculpteur roumain Brancusi, ont été pour lui révélatrices. Le nu féminin, la forme animale, l’assemblage de rouages à la Tinguely, la juxtaposition de lames métalliques colorées sillonnent sans effort l’œuvre de José Sancho. Il n’y a pas de référentialité chez Sancho, mais plutôt une fusion d’influences qu’il s’agit de repérer.
TEOR/éTica – une poétique
Rolando Castellón, artiste conceptuel, écrivain, philosophe, commissaire d’exposition, cofondait en 2000 TEOR/éTica, aux côtés de la plasticienne et théoricienne de l’art contemporain Virginia Pérez-Ratton. TEOR/éTica est une galerie-musée d’art contemporain, que double un centre éducatif et de documentation ; située dans Amón, un quartier bohème au centre de San José, elle occupe deux villas art déco. Cet organisme révolutionne discrètement la réception et la pratique de l’art contemporain au Costa Rica. Dotée d’un petit jardin intérieur, d’un bar à espresso, quelques plafonds blancs translucides filtrant la lumière, cette galerie offre un havre de réflexion et de contemplation au cœur d’une zone métropolitaine de plus de un million et demi d’habitants. À l’image d’une collection privée, le fonds permanent de TEOR/éTica, largement subventionné par l’État, privilégie en parts égales l’esthétique, la fantaisie et l’innovation conceptuelle, avec – semble-t-il – un parti pris pour les sculptures et les œuvres biomorphiques, tels les dessins et peintures fluides et entrelacés d’Hector Burke.
Rolando Castellón : l’art « post-colombien »
Le thème lié au sentiment indigène – une forte quête des racines autochtones – s’est manifesté pleinement chez des artistes modernistes du Costa Rica et se prolonge notamment dans l’oeuvre de Rolando Castellón, un chef de file à la fois néoconceptuel et indigéniste.
Le questionnement sur l’histoire occultée des Amériques prend une pente conceptuelle, très personnelle dans l’œuvre de Rolando Castellón. Au sein de sa démarche, art contemporain et activisme indigène sont des domaines de lutte et de réflexion étroitement liés. En 2011, il participe à la Biennale de Venise au sein du pavillon latino-américain, avec une installation intégrant des ornements amérindiens habituels (colliers, flèches, amulettes, ossements d’animaux) sur un fond de velours carmin. Son travail de l’installation et du collage réunit des fragments textiles, des documents de presse, de la matière végétale, des objets d’aspect archéologique ; ses textures d’apparence terreuse symbolisent la mémoire collective écrasante et écrasée. La plupart du temps, il évite les tonalités brillantes, ou d’apparence moderne ou industrielle. Ce qu’il fait présente une filiation avec l’arte povera, ainsi qu’avec l’œuvre de Josef Beuys. L’éloquence des textures est accompagnée d’une puissante composante conceptuelle qui lui vaut une reconnaissance internationale.
Né au Nicaragua, Castellón (qui signe ses œuvres Cruz Alegria, c’est-à-dire Croix Allégresse) fonde, en 1968, à San Francisco, la galerie La Raza, valorisant le travail artistique de la grande minorité chicano, au moment d’une effervescence émancipatrice au sein de la communauté noire américaine. Il est proche de la librairie et de la maison d’édition City Lights, phare du mouvement littéraire beat, de son directeur Lawrence Ferlinghetti, et des poètes Allan Ginsberg et Charles Bukowski. Castellón est conservateur du centre des arts à l’Université de Californie à Santa Cruz. En 1995, il s’établit au Costa Rica et contribue par la suite à la fondation de TEOR/éTica.
Dans la description de ses œuvres, il introduit le mot ironique « post-colombien », espace de réflexion qui enfante des objets « post-colombiens », fusion de la métaphysique autochtone et de la logique de l’art contemporain. « Post-colombien » : le concept inclut des vécus et des histoires parallèles possibles – avec précisément une grande ambigüité. La sémantique des œuvres admet le mystère d’une nature vivante, pourrait-on dire animiste ? Fragments fossiles et ossements livrent un commentaire ouvert sur le lien entre l’homme autochtone et l’histoire de la Terre.
L’art sociologique
Edgar León, professeur d’arts visuels à l’Université du Costa Rica, se sert de l’installation multimédia afin de dresser un bilan de la société, de dresser une sorte « d’état des lieux » de son pays aujourd’hui. Familier de TEOR/éTica, León y a exposé en avril et mai 2011 une installation poétiquement intitulée L’incroyable état des objets après le post-conceptuel, réunissant techniques mixtes avec pigments verdâtres d’origine végétale étalés sur un papier absorbant, photos juxtaposées à des surfaces peintes, présentation sous vitre de pages de journaux, fragments de bois brut et façonné… Les références à la fois au folklore du Costa Rica ainsi qu’à la culture pop globalisée y étaient nombreuses… L’œuvre étant lyrique et rythmée, la référence à la musique se ressent de manière explicite, évidente : il s’agit de trois volets visuels – piano, pianillo (doucement), pianissimo (encore plus doucement).
Avec de l’humour et une forme de modération, se permettant d’être hermétique – car chez TEOR/éTica « on est entre amis » –, l’artiste critique la décadence de l’état social au Costa Rica. Comme ailleurs, au Costa Rica, la protection médicale généralisée, les régimes de retraite et d’autres mesures de protection sociale depuis plus d’une décennie tombent sous la coupe des « réformes structurelles » prescrites par la Banque mondiale. Edgar León s’explique : « Le fond thématique de mon exposition est lié à l’idée de Nation. Actuellement, nous vivons l’exploitation à l’outrance, ce qui cadre avec ce que le politicologue américain Francis Fukuyama a dit en 1989 : c’est la fin de l’histoire ! C’est la fin de la nation, fin de Locke, fin de Rousseau, fin du pacte social. Afin d’avoir une nation, il faut un avoir public. Au Costa Rica, les actifs sont en train d’être vendus ou concédés à des intérêts internationaux… » Le discours possède son énergie, cependant l’expression artistique est nuancée, car, dit l’artiste, « l’art néo-conceptuel correspond à un message indirect ».
L’art actuel reflète également la violence et la délinquance liées en grande partie au trafic et au transit des stupéfiants dans la région. Connaissant le monde de la délinquance, Jhafis Quintero Gonzalez s’est révélé un excellent peintre, présent dans de nombreuses expositions de groupe. Très costaricien de tempérament, il combine la finesse du fond et de la touche avec la déconcertante violence du contenu (comme un latino jazz), présentant dans ses œuvres des images d’armes blanches, de couteaux, d’objets tranchants. Photographe et artiste de l’installation, Victor Aguerro illustre avec un humour folklorique, à l’aide de symboles tels que le coq et le chien d’attaque, un inconscient collectif qui a de la difficulté à éviter les images et impulsions violentes que l’actualité engendre, soit un certain machisme ambiant.
(1) Julio Valle-Castillo, Artes visuales de Nicaragua en el siglo veinte, Obras seleccionadas de la Collección Ortiz-Guardian, Fundación Ortiz-Guardian, Banpro S.A. León, Nicaragua, 2006, p.49.