Pierre Gauvreau (1922-2011)
L’insoumis de la couleur
Pierre Gauvreau s’est éteint le 7 avril 2011. Avec son frère, le poète Claude Gauvreau, il était l’un des 15 signataires du manifeste Refus global écrit par le peintre Paul-Émile Borduas. Ce dernier appelait Pierre Gauvreau « Pierre le Peintre Né ». Ils s’étaient rencontrés en 1941.
Cette lettre n’arrivera pas à temps. Pour l’instant, ce ne sont que des fragments de vie qui se présentent à moi. Des éclats d’images, des titres de tableaux lyriques et souvent drôles, des bribes de conversation échangées à l’atelier de Saint-Armand ou à l’appartement de la rue Cherrier. C’est une étrange mosaïque, traversée d’affects. Ton départ est trop récent encore.
Je ne sais pourquoi, ma pensée reste habitée par une petite photo découverte récemment sur un des murs de ton atelier. Était-elle là pour être regardée, pour assurer une présence, mince fil mémoriel ? Depuis, je me dis que ton histoire a commencé là (au fond, le véritable point d’origine importe peu), entre ta mère Julienne, ton jeune frère Claude, au pied de cet escalier. Ta mère, les cheveux coupés à la garçonne, y est une jolie femme, élégante, moderne. De façon inexpliquée, depuis la naissance de Claude, Lucien, votre père, a quitté le foyer, définitivement. Pour l’instant, ton visage n’est pas tranquille. Les peurs de l’enfance te quitteront peu à peu et celui que tu es appelé à devenir trouvera dans le monde féminin d’une mère libre et déterminée un point d’appui fondamental.
Dans l’ombre de ma mémoire s’entrecroisent les fils de ce que l’histoire appelle aujourd’hui « l’aventure automatiste ». Sans toi, cette découverte de soi à travers l’art et la société aurait-elle seulement pris forme ? Qui pourrait contester le fait que cette histoire d’amitié et de passion partagée entre artistes a commencé véritablement à s’écrire le jour où tu as choisi de présenter à Borduas, le plus âgé des amis proches, Fernand Leduc, Françoise Sullivan, Bruno Cormier, et que s’est agrégé le « petit groupe » auquel se joindront plus tard (grâce à toi à nouveau) ton frère Claude et d’autres encore ? Tu revenais des soirées chez Borduas, à cette époque, « dans un état de vertige extatique absolument sans exemple pour moi1 », écrira ton frère Claude. On connaît la suite.
Toujours, tu fus celui qui sut « poser des gestes ». Ta vie est jalonnée de réalisations audacieuses, souvent spectaculaires, qui ont ravi le public, mais aussi d’actes discrets, généreux, désintéressés. Qui nous les dira ? Tu n’as jamais recherché le feu des projecteurs. Épris de justice, menant ta vie selon une éthique élevée, tu as exercé une vigilance critique qui n’était pas seulement destinée aux autres, bien au contraire. Ainsi, en 1948, parce que la perception du surréalisme du maître de Saint-Hilaire te parut réductrice, tu n’as pas hésité, avec Riopelle, durant « l’escalade des ruptures » du maître alors peu disposé à la discussion, à confronter Borduas, suscitant une nécessaire mise au point parmi les signataires du manifeste. En 1950, tu t’es dissocié publiquement des « Rebelles » automatistes parce que leur révolte « spontanée » contre l’institution muséale montréalaise te semblait à cette occasion « programmée », prévisible, voire fabriquée. Il ne fallait tout de même pas devenir, diras-tu, « notre propre académisme ».
Mais jamais ton courage ne me parut plus admirable que durant les mois de sombre répression qui suivirent la parution de Refus global. Tu fis alors paraître dans le journal Le Devoir un texte intitulé « Cadenas et Indiens. Une protestation », en dissidence contre l’inique « loi du cadenas » votée par Maurice Duplessis. Alors que tous se taisaient, tu écrivis qu’il te fallait élever la voix pour condamner « les procédés inquisitoires », le caractère « réactionnaire et policier » de cette loi votée en 1937 pour supposément « protéger la province contre la propagande communiste ». Tu le fis en toute lucidité, car tu mesurais déjà les effets de cette grave atteinte à la liberté sur le « développement social, intellectuel et artistique2 » à venir de tout un peuple. Tu défendis avec la même énergie rare le chef indien Jules Sioui, emprisonné quelques jours auparavant pour avoir réclamé la libération des siens. À Robert Cliche qui t’accusa, lors de la polémique qui suivit, de faire partie d’une caste, tu répliquas superbement : « Oui, monsieur, nous sommes une caste, mais pas une caste de privilégiés comme vous le laissez entendre : une caste de réprouvés. Nous sommes définitivement et à toutes fins utiles mauvais. Mais cela nous flatte infiniment3. » Et pour dissiper toute équivoque, tu affirmas que tes amis et toi étiez « inexploitables par les puissants du jour et ceux de demain ».
Plus récemment, c’est encore pour donner voix à des personnages souvent relégués en marge de l’histoire, persécutés pour leurs idées, exposés à toutes formes d’oppression et d’intolérance que tu as peint la série d’œuvres exceptionnelles intitulée Les Insoumis. Aux figures de Hypatie (philosophe, païenne et martyre) et de Giordano Bruno, tu joignis, dans une vision transhistorique unique et particulièrement pénétrante, celles de Fleury Mesplet, imprimeur, éditeur, premier diffuseur des « Lumières » au Canada ; de Joseph Guibord et Joseph Doutre ; des signataires de Refus global, Maurice Perron et Bruno Cormier ; de ton ami peintre Serge Lemoyne et encore plusieurs autres… Cette fois, c’est à travers le langage complexe de l’art, les variations chromatiques les plus subtiles, la matérialité de la couleur, l’action explosive du pigment que la cause sera entendue. Car depuis l’Antiquité, la capacité de la couleur à imploser a toujours été perçue comme un véritable danger, comme nous le rappelle Jean-Christophe Bailly dans L’Atelier infini. « Même contenue, étouffée, ralentie, il y a une violence de l’être de la couleur4 », dit-il. Et ce n’est nullement un hasard si, de tout temps, l’austérité religieuse ou l’intégrisme moral en mal de rectitude refusent la couleur. À travers ton inclination pour l’art populaire, ton amour pour les arts dits « indisciplinés », ta sensibilité de coloriste, il me suffit aujourd’hui de regarder tes tableaux pour comprendre que cette couleur, tu travailles à la faire littéralement sortir de ses gonds : tu seras toujours l’insoumis de la couleur.