Depuis plusieurs mois, le milieu des arts visuels québécois et canadien connaît une importante crise de gouvernance. Les luttes qui la sous tendent ne relèvent pas de dynamiques endogènes au monde de l’art, mais plutôt du champ des libertés et des droits fondamentaux. Comment appréhender cette double crise ?

À l’été 2020, de nombreux cas ont fait les manchettes, incluant le congédiement-spectacle de Nathalie Bondil1, ex-directrice générale et conservatrice en chef du Musée des beaux-arts de Montréal (MBAM), sur fond d’allégations de harcèlement psychologique. Le magazine Canadian Art a temporairement cessé ses activités à la suite de la publication d’un témoignage exposant les liens entre les structures de gouvernance des institutions culturelles canadiennes, incluant celle du magazine, et la persistance du racisme dans les milieux artistiques2. Le mouvement de dénonciation des violences à caractère sexuel sur les réseaux sociaux a appelé les institutions à se montrer imputables et solidaires des communautés artistiques en cessant d’offrir tout privilège aux personnes visées par des allégations d’inconduites sexuelles. Le Centre Banff s’est vu fortement critiqué en raison du virage néolibéral de ses pratiques de gouvernance, notamment après avoir mis à pied le personnel de la Galerie Walter Phillips au début de la pandémie3.

Cette liste non exhaustive met en évidence que la crise touche à la gouvernance des institutions, mais aussi à la sécurité des artistes et des travailleuses et travailleurs culturels.

LES DISPOSITIFS DU CHANGEMENT SOCIAL

Si la résurgence de mouvements sociaux tels que Black Lives Matter et #MeToo a indéniablement participé à réorienter certains fondements de la critique institutionnelle autour des enjeux d’antiracisme, de décolonisation et de justice sociale, ils ne sauraient expliquer à eux seuls la portée de la crise que l’on observe actuellement. Les démarches individuelles et collectives apparaissent aussi comme des dispositifs visant à transformer de l’intérieur les structures institutionnelles et les systèmes d’oppression dans lesquels celles-ci sont encastrées. Selon MTL Collective (2018), les situations de crise sont parfois souhaitables. Elles peuvent être activement poursuivies par les acteurs du milieu qui, en plaçant les institutions dans des situations jugées intenables, cherchent à propulser le changement4.

UN CHANGEMENT DE PARADIGME EST-IL À L’ŒUVRE ?

Face à la prolifération des initiatives développées dans l’urgence par les organismes culturels s’engageant à « faire mieux » en matière de lutte contre le racisme, la discrimination et les abus de pouvoir, le maintien d’un regard critique reste de mise. Toute crise porte cependant un certain potentiel de changement social. Au sein du réseau des centres d’artistes autogérés, on observe le développement croissant de pratiques, de discours et de politiques qui relèvent d’une éthique du soin. Les principes et les valeurs qui guident celle-ci empruntent notamment au féminisme intersectionnel ainsi qu’au mouvement de décolonisation. L’éthique du soin se développe en parallèle à l’éthique répandue du « labeur de l’amour » (Labour of Love), par laquelle certaines formes d’aliénation au travail se trouvent justifiées en tant que pénalité associée à l’exercice d’un travail qui nous passionne.

Par exemple, à Montréal, Ada X et le Groupe Intervention Vidéo ont mis en place des politiques interdisant toute forme de travail gratuit, alors que L’imprimerie centre d’artistes en a fait de même pour les heures supplémentaires. La Centrale galerie Powerhouse, Dare-Dare, Ada X et articule font valoir des pratiques discursives et langagières inclusives. L’adoption d’une posture de ralentissement (Slow Tech) à même la programmation et les pratiques organisationnelles participe à transformer le rapport au travail chez Ada X. Alors qu’articule offre des ateliers sur l’anti-oppression, Verticale en fait de même sur les pratiques de soins. À différentes reprises, la communauté s’est mobilisée dans le cadre d’activités antiracistes et féministes organisées respectivement par articule en partenariat avec Ada X, ainsi que par Artexte en partenariat avec le Musée des beaux-arts de Montréal. Finalement, dans le cadre d’une initiative bien connue du milieu, articule a appelé le réseau des centres d’artistes autogérés du Québec à s’engager collectivement à faire preuve d’imputabilité et à lutter concrètement contre le racisme.

Si plusieurs de ces initiatives ont vu le jour antérieurement à la crise dans le but de répondre à des enjeux de précarité spécifiques, d’autres en sont nées. L’appréhension des phénomènes de précarité et d’amélioration des conditions de travail à partir du cadre d’analyse de l’intersectionnalité révèle la nécessité de continuer à lutter contre la discrimination et l’exclusion sociale, pour une meilleure imputabilité des diffuseurs en arts visuels.

ET LA SUITE ?

Le réseau des centres d’artistes autogérés se compose d’organismes qui poursuivent des mandats différents et dont les ressources et les capacités de développement organisationnel sont variables. Toutefois, l’adoption d’une posture se résumant à laisser les organismes les plus expérimentés en matière d’équité et de justice sociale travailler en vase clos plutôt que de s’atteler à développer les capacités collectives du milieu constitue, à long terme, le risque le plus important que pose la sortie de crise.

Le développement et la pérennisation d’une éthique du soin appelle en effet à contrer l’individualisation des relations sociales, y compris au sein du réseau des centres d’artistes autogérés qui vient tout juste d’accueillir daphne, le premier centre autochtone à Montréal. 

(1) Jean Siag, « Congédiement de Nathalie Bondil : des employés du MBAM brisent le silence », La Presse, 11 août 2020, en ligne.

(2) Jas M. Morgan, « Letter to the Board of Canadian Art and Hyperallergic Magazine », (blogue), 17 mars 2021, en ligne.

(3) Shauna Thompson et Peta Rake, « Open Letter to Banff Centre » (document Google), 7 juillet 2020, en ligne.

(4) Jasbir K. Puar, « Land of the Lost: MTL Collective talks with Jasbir K. Puar about decolonization », Artforum, n°10 (été 2018), en ligne.