Si la précédente biennale a été jugée trop sombre et trop engagée, la 57e Biennale d’art de Venise pourrait paraître, pour certains, trop utopiste. Mais la commissaire Christine Macel revendique pour sa part une biennale résolument vivante, porteuse de sens et humaniste.

L’artiste, c’est lui ! » s’exclame Xavier Veilhan en me désignant Christophe Chassol. Nous sommes dans le pavillon français. « Non, l’artiste, c’est lui ! » me répond le compo­siteur, retournant la politesse à Veilhan, qui a transformé le pavillon en atelier dédié à la musique : y collaborent musiciens et producteurs, ingénieurs du son et programmateurs, le tout dans une installation immersive faite de bois, de tissus et de bonne humeur. On croirait une scène répétée pour illustrer le mot d’ordre de la commissaire Christine Macel1 : « Viva Arte Viva ! » Ce jour-là, Chassol improvisait une performance à partir d’une vidéo de Leonard Cohen, en vue de l’exposition au MAC de Montréal en novembre prochain. La chance est avec moi, me suis-je dit, une chance représentative de ce qu’est la Biennale d’art de Venise : un grand raout qu’on aime parce qu’il se vit.

Voir et vivre

Il faut parfois un coup de pouce pour que la magie opère. Ou tout du moins des circonstances favorables, comme au pavillon canadien repensé par le Vancouvérois Geoffrey Farmer. Brillante idée, résultat enthousiasmant, cette eau qui jaillit du sol pour féconder les airs. Car Farmer a décloisonné le pavillon, enlevé son toit, ôté ses vitres ; il a détruit pour mieux reconstruire la matière de sa vie, celle de son grand-père, contribuer à panser les traumas de l’Histoire et à penser l’humain dans sa complexité… à condition que le ciel vénitien soit clément. Car s’il pleut à seaux, Une issue à travers ce miroir est fermée au public. Plus question de traverser ce champ d’eau et d’histoires devenu trop dangereux.

« Je suis déçue, c’est vide, il n’y a rien », affirme plus loin une visiteuse en parlant du pavillon allemand, couronné du Lion d’or. Je la comprends : elle n’y a rien vu, outre un espace vitrifié du sol aux murs, baigné par la lumière estivale, parce qu’elle est arrivée au moment de la pause des artistes. Deux heures auparavant, elle aurait peut-être été subjuguée par l’étrange ballet de quelques femmes et hommes fatigués, rampant sous elle, accrochés à un filin en suspension, allumant du feu… Une post-humanité exsangue dans une prison de verre, survivants d’une fin qui n’en finit pas. Le pire ? Ils passent près de vous, le visage fermé, les yeux refusant de croiser les vôtres. Cette absence d’échange teinte d’effroi ce qui, par ailleurs, est d’une poésie glaçante.

L’interaction, refusée par l’Allemande Anne Imhof aux Giardini, est en revanche sollicitée par la Tunisienne Lina Lazaar à l’Arsenal. Pour sa première participation à la biennale, le pavillon tunisien est multiple et… apatride. Lazaar a en effet convié le public à se rendre à l’un des postes de douane aménagés sur le site de l’Arsenal, où lui sera remis « très officiellement » un document de voyage. Gratuit. Pour aller n’importe où. Où le vent le pousse. Au pavillon sud-africain, mû par le même souci de sensibilisation aux réfugiés, Mohau Modisakeng nous invite à un Passage poétique et dramatique : trois écrans, deux hommes, une femme, chacun dans une barque qui prend l’eau. Ils se débattent sous nos yeux ; ils refusent l’oubli qui les menace, les engloutit peu à peu. Eux n’auront jamais la chance de toucher terre. Ainsi, entre la Tunisie, qui choisit l’art participatif en créant une douane de l’espoir, et l’Afrique du Sud, qui s’affranchit du réel pour dérouler un récit hypnotique, nous espérons, nous compatissons.

Raconter, rassembler

Nous voulons croire, y croire encore, nous qui avons plus que jamais soif de connaissances et faim d’histoires, après qu’on eut tant clamé la fin de tout, et surtout celle des Grands récits. Quelle aubaine de voir que cette 57e édition vénitienne accorde un primat à la narration !

Le vent fait tourner les pages d’une biennale qui célèbre les livres, l’acte de lecture et d’écriture vécus comme des engagements. Ce pourquoi Macel a subdivisé le pavillon central des Giardini en deux : le « Pavillon des joies et des peines » sur le tricotage de notre inconscient, avec un nombre limité de propositions, et l’explicite « Pavillon des artistes et des livres », sur la pratique d’atelier vue par une trentaine d’artistes. Ici ou ailleurs, les livres questionnent plus qu’ils ne donnent de réponse. Ils ouvrent le monde. Au pavillon décentré d’Antigua-et-Barbuda, par exemple, l’art réhabilite Frank Walter, écrivain et peintre noir au destin superbe. C’est plus qu’un droit de mémoire. La commissaire, Barbara Paca, a tenu à reproduire un peu de l’univers singulier de Walter, un univers coloré, hanté, poétisé, vibrant.

Surtout, les livres ne déçoivent jamais. Leur présence rassurante ponctue la traversée de l’Arsenal. C’est dans ce lieu que le mot « récit » fonctionne d’ailleurs comme un sésame, avec les reliques-livres de terre de l’Étatsunienne Michelle Stuart, qui transforme la matière organique en vecteur culturel. Puis les livres-pains-alphabets, les livres-tissus et fils tirés de l’Italienne Maria Lai. Enfin, les livres recouverts de cire d’abeille que décharge l’immense navire suspendu dans la salle du pavillon singapourien. Zai Kuning y revisite l’histoire de la Malaisie préislamique avec Dapunta Hyang : Transmission of Knowledge. Il ravive le souvenir du grand roi malais du VIIe siècle et de ses 20 000 soldats qui sillonnèrent les mers pour propager le bouddhisme, en ima­ginant une charpente-squelette de 17 mètres de long. 17 mètres de souvenirs, et des fils rouges qui symbolisent la transmission de la connaissance. Or, on en sait si peu sur le sujet : les livres eux-mêmes, ficelés de rouge, demeurent silencieux. Ils sont scellés de cette cire dont les Malais se servaient pour embaumer les corps. Autant dire que l’histoire humaine, comme celle des arts et des mythes, est écrite, ne se lit pas forcément, mais se réinvente toujours, des Giardini à l’Arsenal et à tous les lieux parsemés sur la lagune.

Au collectif, au singulier et au féminin

En prenant le bateau pour l’Arsenale Nuovissimo, en plongeant dans l’obscurité du pavillon libanais, un autre Grand récit se déploie. Le plus solennel, à n’en pas douter. À l’aide d’une lampe, une « ouvreuse » nous installe face à une stèle trônant, majestueuse, au centre de la pièce. De part et d’autre, une allée de haut-parleurs. Bientôt s’élève une psalmodie, la première que l’homme a écrite, il y a 4000 ans. Un chœur de trente-deux voix entonne un hymne à ŠamaŠ, le dieu-Soleil babylonien. La stèle se détache sur un mur composé de 150 000 pièces de monnaie scintillant au gré des mélopées ; les chants sont d’une pureté touchante. Moment grandiose. Sublime, osons le dire, cette installation auditive et visuelle créée par Zad Moultaka. Mais la stèle s’avère être un moteur de bombardier et les chants immémoriaux évoquent les vrombis­sements d’un moteur. Moultaka, lorsqu’il a conçu son oratorio, a interrogé cette proximité fascinante. En résulte la rencontre d’un « archaïsme cosmogonique » et d’un « nuagisme technologique » inédite dans le monde arabe2. Pour autant, la vision de Moultaka n’est pas plus sombre que le travail statuaire accompli par Peju Alatise pour la première participation du Nigéria. À l’étage du pavillon installé dans San Stae, l’émotion nous submerge. Des jeunes filles noires en cercle, de grandes ailes noires dans le dos, une nuée d’oiseaux noirs qui s’envolent, une possible métamorphose, en noir forcément : avec Flying Girls, l’artiste parle des lycéennes de Chibok dont la vie fut détruite en 2014, et de toutes ces filles enlevées et asservies, mais qui, au fond d’elles, se racontent d’autres histoires pour survivre. Des histoires d’espoir.

Quelques esprits chagrins avaient reproché à Okwui Enwezor, le précédent commissaire, une biennale trop sombre, trop engagée. Aujourd’hui, l’édition de Macel est parfois jugée trop « encadrée », « optimiste » sinon « utopiste » et – pire encore – envahie par les « tricoteuses ». C’est un fait, il y a des « tricoteuses » (et quelques « tricoteurs ») dans cette biennale-là, et tant mieux. Sheila Hicks a même déversé à la Corderie de l’Arsenal une cascade de pompons géants qui font sensation. D’autres se sont armés de fils et d’aiguilles pour coudre des contes pour adultes, comme mon homonyme libanaise Huguette Caland : ses mannequins sont parés de vêtements qui les couvrent et, en même temps, les déshabillent avec gourmandise. En installant Caland à l’entrée du « Pavillon dionysiaque » et Hicks à la fin du « Pavillon des couleurs », Macel est en accord avec sa volonté affirmée d’une biennale vivante, porteuse de sens et humaniste. Avec, pour la première fois, 40 % d’artistes femmes. Sans compter les commissaires.

Le récit de l’humanité

Sur une grande table d’angle, un petit homme. Un bûcheron miniature, armé d’une hache terrible et dérisoire. Il broie ce qui se trouve sur son chemin. Ce qui est devant lui est à son échelle, facile à détruire, déjà cassé, mais en avançant, nous le savons, il va se heurter au démesurément grand et menaçant. Comme cette chaise renversée qui pourrait le pulvériser à la moindre rafale. C’est le récit de l’humanité qui est contenu dans cet espace : tout est abîmé, les peintres n’ont plus rien à peindre, les militaires ont tout mitraillé, sous le regard placide d’un mini-Napoléon. La violence est partout, et masculine. Assurément, notre dernier coup de cœur en forme de coup de hache bat pour l’Argentine Liliana Porter. Mais à observer les détails de son installation, le jeu des perspectives renversées, l’humour impliqué dans la disposition des objets, nous nous éloignons de tout défaitisme. Les livres semblent avoir été épargnés : mais que contiennent-ils ? Un ancien, un nouveau code, comme chez Moultaka ? Des poèmes pleins d’espoir, prêts à l’envol, comme des oiseaux noirs ? Et au loin, cette figurine féminine, d’une blancheur immaculée, que nous dit-elle ? Au moins est-elle là, pense-t-on. Entière. Prête à nous conter le simple récit de notre enfance : la femme est l’avenir de l’homme.

(1) Christine Macel est conservatrice en chef au Centre national d’art et de culture Georges-Pompidou.

(2) Emmanuel Daydé (commissaire), « Sombre est le soleil » dans ŠamaŠ soleil noir soleil. Zad Moultaka (catalogue d’exposition), Manuella édition, 2017, p. 12.


57e Biennale d’art de Venise – Viva Arte Viva !
Commissaire : Christine Macel
Du 13 mai au 26 novembre 2017