Art et pédagogies actuelles : retour sur le colloque du Centre Turbine
Pour souligner ses vingt ans d’activités consacrées à la création pédagogique, le Centre Turbine a diffusé, les 9 et 10 novembre 2020, une journée d’étude intitulée « Art et pédagogies actuelles ». L’événement devait se tenir au Musée d’art contemporain de Montréal. En raison de la crise sanitaire, il a été retransmis en direct, par visioconférence, avec traduction simultanée. Plus de deux cents participants, de diverses régions du Canada, ont répondu à l’invitation.
Il y a trois ans et demi, le directeur artistique et pédagogique du Centre Turbine, Yves Amyot, confie à une collègue de l’UQAM et artiste, Claude Majeau : « On ne reconnaît pas bien le rôle du pédagogue dans le milieu artistique. » Il s’ensuit un échange épistolaire constructif sur les rapprochements entre la pédagogie et la pratique artistique, qui mène à la constitution d’un comité, formé de pédagogues, d’artistes et de chercheurs. Son but est d’ « ouvrir des pistes de réflexion sur les liens unissant différentes pédagogies actuelles à l’art », au-delà du milieu scolaire. Moult références sur le sujet sont proposées. Le contenu de la journée d’étude se précise. Plus de vingt intervenants s’y préparent. L’événement virtuel devient l’aboutissement de cette réflexion.
Pour les initiateurs de ce colloque, la pédagogie en art relève autant du savoir que du sensible. Pour Yves Amyot, elle est un espace de création comparable aux pratiques artistiques. D’où cette question : « Comment définir le désir de faire de l’art ? » C’est pour cela qu’il invite chaque intervenant « à trouver sa propre pédagogie ». Pour Claude Majeau, l’angle éducatif apporte un éclairage supplémentaire dans une démarche artistique où tout est interrelié.
Dans la conférence d’ouverture, Pablo Helguera, artiste visuel et directeur des programmes de formation pour adultes au Musée d’art moderne à New York, relate des expériences porteuses comme celles du Bauhaus, de John Cage et d’Andrea Fraser pour valoriser l’approche éducative dans l’expérience artistique et promouvoir ce qu’il pratique depuis plusieurs années : l’art socialement engagé et une pédagogie performée. Initiateur de plusieurs œuvres auprès de populations latino-américaines, dans une quinzaine de zones géographiques entre l’Alaska et le Chili, il remarque qu’il n’y a pas de formule unique pour enseigner la création de l’art. Les artistes doivent tisser des liens avec leurs publics afin que ceux-ci aient les outils nécessaires pour participer à leurs créations. La pédagogie de l’art est possible même dans les espaces où, par exemple, les participants ne sont pas nécessairement conscients qu’ils apprennent. Pour Helguera, « [l]e chemin qui mène à l’œuvre est aussi œuvre que la finalité ».
La journée d’étude s’est articulée autour de trois axes : la pédagogie dans les pratiques artistiques actuelles, la dynamique entre l’artiste et le pédagogue dans les projets communs (en milieu scolaire ou communautaire) et la pédagogie comme discipline artistique. Quelques faits saillants.
Dans les pratiques artistiques actuelles
Sylvie Cotton confie d’entrée de jeu : « La pratique artistique est mon école parce qu’elle m’apprend la discipline, la patience, le doute. » Pour cette artiste, l’art est une « pédagogie ». En faisant référence à la pédagogie Freinet et à l’École de Summerhill1, Sylvie Cotton avancera que les artistes – qu’ils détiennent un diplôme ou non – arrivent à s’autoformer parce qu’ils apprennent ce qu’ils ont le goût d’apprendre. Attentive à sa pratique, qu’elle définit comme son espace de liberté et de jeu, elle dira : « Dans mon studio, j’étudie, je m’étudie, j’apprends. »
En milieu scolaire ou communautaire
Natasha S. Reid, directrice du Centre des arts visuels (CAV) et de la Galerie McClure, s’est inspirée de son parcours en pédagogie des arts pour créer un espace tiers-lieu, La Ruche d’art, consacré à des personnes désirant participer à un atelier de création. Elles peuvent créer aux côtés d’un artiste – puisque les artistes agissent, dans la philosophie du Centre, aussi comme des facilitateurs. C’est un changement et une perturbation de la norme, car ces ateliers semi-dirigés se transforment en un lieu d’expérimentation et d’apprentissage social où le « désordre » et le jeu ne sont pas exclus. Ces expériences artistiques donnent souvent lieu à des expositions des œuvres.
Yves Amyot a bien résumé la journée : « L’artiste, le pédagogue et la collectivité forment une triade. »
La chorégraphe Sara Hanley et la pédagogue Marie-Pierre Labrie ont pu constater, en analysant le fil de leur collaboration, la porosité des frontières entre pédagogie et création. Elles ont toutes les deux le désir de faire vivre, à des jeunes ou à des adultes, une expérience par le corps. À titre d’exemple, dans leur projet Des mots qui font du bien2 , la pédagogue a demandé à des jeunes d’écrire des textos contenant des mots positifs et d’espoir. À partir de ces mots, l’artiste a proposé une initiation à la danse contemporaine. « Ils ont construit ensemble un lexique de mouvements individuels et communs. » Les explorations ont pris forme en chorégraphie.
La pédagogie comme pratique artistique
Dans un cours, Romeo Gongora, artiste, et Adriana de Oliveira, artiste et pédagogue, ont proposé à leurs étudiants de l’École des arts visuels et médiatiques de l’UQAM de répondre à l’invitation des Habitations Jeanne-Mance de créer une œuvre avec les résidants. S’inspirant de la pédagogie des opprimés de Paulo Freire, les professeurs ont suggéré aux étudiants « de tendre l’oreille » et de « s’interroger sur leur rôle en tant qu’artiste dans la société ». C’était nouveau pour les étudiants : c’était une ouverture du champ des possibles pour créer une œuvre basée sur le dialogue, prendre conscience des inégalités de ce milieu pluriethnique et défavorisé, et ainsi mieux comprendre le monde. Il fallait « aller plus loin que de déposer une œuvre ». Le projet, bien amorcé, n’a pas pu être terminé en raison de la pandémie. Les professeurs ont constaté que beaucoup d’étudiants ont été très déstabilisés par la démarche, mais ils remettront l’expérience sur pied à une session ultérieure. Il faut, dans la formation à l’enseignement des arts à l’université, permettre à des étudiants de vivre des situations de pédagogie sociale.
Invitée à prononcer la conférence de clôture, Raphaëlle de Groot, qui nous parlait d’Italie, a rempli son rôle de témoin en résumant les communications et en insistant sur ce qui est ressorti de la journée : « L’art, c’est créer, fabriquer, communiquer ; c’est essentiel. » Elle a parlé de l’importance de la multidisciplinarité du Centre Turbine, puis elle a repris les mots de Nadia Myre, qui a évoqué dans son atelier « la nécessité de faire quelque chose, la nécessité de vie ou de mort ; la nécessité est là, face à cette pression que le monde exerce ».
Cette journée d’étude sera disponible sur le site Internet de Turbine en janvier 2021, et devrait faire l’objet d’une publication dirigée par
Véronique Leblanc et Daniel Fiset. Yves Amyot a bien résumé la journée : « L’artiste, le pédagogue et la collectivité forment une triade. »
(1) Ces deux approches, toujours actuelles, ont émergé au début du XXe siècle. La première considère les élèves comme les acteurs de leurs propres apprentissages, dans une optique de partage des savoirs dans le contexte d’une école participative et coopérative. La seconde valorise des structures pédagogiques d’autogestion et de respect mutuel dans le rythme d’apprentissage.
(2) Réalisée par le Centre Turbine en partenariat avec le Centre éducatif communautaire René-Goupil (CECRG), situé dans le quartier Saint-Michel à Montréal, cette chorégraphie a été présentée à la Tohu le 2 juin 2014.
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