Bharti Kher
La Réminiscence des corps
L’échelle et la surface des corps, l’identité, le pouvoir et l’assujettissement des êtres sont des thèmes qui s’entrecroisent dans l’exposition Points de départ, points qui lient de l’artiste britannique d’origine indienne Bharti Kher, établie à New Delhi en 1993. Le corpus présenté à DHC/ART permet d’embrasser les ramifications complexes d’une démarche fragmentée entre le microcosme et le macrocosme, entre le personnel et l’universel.
L’importance de l’échelle dans le travail de Bharti Kher se manifeste tant dans ses sculptures que dans ses œuvres bidimensionnelles. Les grands tableaux carrés où l’artiste intervient pour élaborer ses images par l’accumulation patiente de petits éléments sont intentionnellement un peu plus grands que son propre corps. Ainsi, elle peut s’y perdre d’une certaine façon, laissant la surface vaciller entre microcosme et macrocosme. Ses sculptures jouent également avec l’échelle, surtout dans la représentation de la figure humaine qui paraît parfois idéalisée, parfois distanciée, mais toujours questionnée.
Le corps et son espace
Le travail statuaire de Bharti Kher s’érige principalement autour du corps féminin. L’artiste peut le représenter idéalisé, mais également dans toute son humilité, selon le processus qui la guide à travers de véritables questionnements existentiels. Le corps peut même à l’occasion « s’absenter » de la sculpture, il est alors simplement évoqué par le mouvement fluide d’une étoffe. En effet, l’artiste a réalisé en 2012-2015 une série de « portraits » constitués de simples socles de ciment habillés de saris – pièces d’étoffes non cousues qui tiennent lieu de vêtement en Inde – saisis dans la résine dans un mouvement gracieux, comme de fragiles et cassants ornements. Pour l’artiste, les objets conservent la mémoire des gens, et le vêtement rappelle la présence de l’être : évoqué en l’occurrence par un support minimal, un volume qui équivaut au corps d’une femme. Le contraste entre le bloc solide et la parure fragile produit un choc à la fois visuel et émotionnel.
Bharti Kher a beaucoup exploré le moulage du corps humain intégral. Parfois, le corps féminin semble revendiquer liberté et pouvoir, comme dans Cloudwalker, une sculpture issue d’une série réalisée en 2013, allégorie d’une certaine idéalisation de la femme, proche des divinités indiennes, investie ainsi d’une certaine autorité. D’autres moulages sont plus sobres, tel est le cas de Six Women (2013-2015), une installation constituée de six corps de femmes, en plâtre, moulés intégralement dans la même posture passive, dont l’alignement produit l’effet d’un étalage de marchandise. Ces femmes ont été recrutées dans le quartier des prostituées de Delhi ; l’artiste a « acheté » leurs services afin de mouler leur corps. La mise en scène ambiguë de cette installation provoque des questionnements. Ces six corps témoignent-ils de six identités ? Femmes, sommes-nous toutes pareilles ou sommes-nous toutes différentes ? Qu’est-ce qui nous distingue ? Est-ce la surface de notre peau ou la forme de notre corps ?
Icônes et ready-made
Bharti Kher intègre souvent le ready-made dans ses sculptures (mannequins, outils, imprimés). Le récit que suggère Mother and Child (2014), œuvre singulière composée de deux mannequins identiques et d’une grossière marionnette de bois représentant un enfant, évoque une mère et sa « conscience » ou son double derrière elle, semblant tenter de calmer un garçon qui brandit un bâton. Dans cette œuvre produite après le viol collectif commis à Delhi en 2012, l’artiste souligne le rôle et l’autorité que doivent exercer les mères dans l’éducation de leurs fils. Un prédateur se dissimulerait-il en chaque enfant mâle entre les mains duquel un simple bâton deviendrait une arme ?
D’autres œuvres tirent parti d’éléments ready-made, par exemple, des structures d’anciens escaliers de bois. The day they met (2011) montre une étoffe qui semble couler le long des marches comme une rivière heureuse. Dans The night she left (2011), les étoffes se tordent, une chaise est renversée, les marches de bois vermoulu sont couvertes de gouttes rouge sombre, traces de sang desséché. Dans la même salle, une structure imposante rappelant un cabinet de musée sert de cadre pour The betrayal of causes once held dear VI (2016), un tableau recto-verso qui évoque une peau : où plaies, inflammations et cicatrices se disputent les surfaces de plusieurs couches picturales.
La juxtaposition et la superposition des bindis, petits disques autocollants (pour lesquels l’artiste a créé sa propre ligne et sa propre colle) produisent une texture, voire une matérialité qui confèrent à la surface une sensibilité organique, rappelant l’épiderme. Agencés pour former une écriture dans de grands tableaux, les bindis patiemment agencés semblent receler un code. Dans d’autres tableaux, ces petits éléments juxtaposés ouvrent un espace. Ce travail s’applique également à la surface d’immenses sculptures en résine. On peut ainsi admirer An absence of assignable couse (2007), gigantesque sculpture représentant un cœur de baleine bleue sillonné de veines. La surface couverte de bindis rappelle la vue aérienne d’un territoire avec ses bassins versants tout comme le tissu et les cellules d’un cœur.
La série Points of departure (2017-2018), composée de bindis appliqués sur les pages d’un ancien atlas synthétise bien un aspect important de la démarche de l’artiste. Sur les feuilles de cet atlas – objet qui, pour l’artiste, matérialise une forme de pouvoir patriarcal car il symbolise la connaissance et la science – l’artiste intervient avec les bindis, qui font office de vortex, courants, méridiens, migrations et données statistiques librement apposées sur les continents avec des bindis ronds, des bindis semence, des bindis flèches. L’artiste n’utilise pas ces cartes géographiques pour les lieux représentés ni pour exprimer de véritables statistiques migratoires, mais pour questionner la validité de ces représentations du monde, leurs distorsions et les biais de leur interprétation. Bharti Kher met en opposition une science consensuelle, patriarcale et une approche instinctive, anarchique et contestataire.
Microcosme et macrocosme
Depuis une dizaine d’années, l’artiste réalise une fois par année l’installation d’un nouveau Virus, œuvre rituelle qu’elle compte documenter sur une durée de trente ans. Virus IX (2018) est donc appliqué au mur de la galerie de Montréal. Avec un diamètre de 5 mètres, ce virus aux allures de mandala est constitué de gros cercles bleus, des bindis disposés en spirale. Le bleu fait référence au ciel et les bindis traceraient eux-mêmes un grand bindi géant, symbolisant ici la volonté d’une plus ample conscience universelle. Une installation visible de la rue Saint-Sacrement sur la face sud du bâtiment, représentant une cible, symbolise pour l’artiste « le point d’entrée psychique de l’exposition ».
La démarche de Bharti Kher est résolument actuelle et active ; l’artiste entretient un engagement envers des causes sensibles qui touchent de grands thèmes comme la violence, la féminité et l’amour. Malgré la disparité de la production, les liens complexes qu’elle propose demeurent clairement perceptibles dans des œuvres où affleure une intense émotion.
Surfaces et bindis
L’accumulation et la juxtaposition par le collage de bindis constituent la base du travail de Bharti Kher sur les surfaces (picturale comme sculpturale) ; elle s’en sert comme un pigment. Le bindi, c’est ce « troisième œil » tracé entre les sourcils, en usage dans la majorité des traditions hindoues. Traditionnellement composé de pigments naturels, le bindi symbolise la conscience psychique et il a une connotation spirituelle indiscutable. Aujourd’hui, cependant, son usage s’est élargi pour devenir une parure esthétique qui existe en version autocollante dans toutes les couleurs et dans plusieurs formes. La forme ronde est la plus courante, mais s’y ajoutent d’autres formes détourées : la goutte, la semence, la flèche, etc. La femme indienne coordonne son bindi avec sa tenue, il complète la parure des bijoux et accessoires de mode. Ce glissement de sens depuis le spirituel vers le charnel enrichit le symbolisme de cet objet utilisé comme médium artistique !
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Bharti Kher Points de départ, points qui lient
Commissaire : Cheryl Sim
DHC/ART fondation pour l’art contemporain 451 et 465, rue Saint-Jean Montréal dhc-art.org
Du 20 avril au 9 septembre 2018