De nouvelles acquisitions dans les musées
Soumises à un processus complexe et certainement politique, les acquisitions soulèvent d’importantes questions concernant le rôle que peut – ou doit – jouer le musée pour conserver les traces de ce qui préfigure et confirme les mouvements d’importance en art aujourd’hui. Et maintenant que nous constatons la nécessité collective de valoriser des récits multiples et des histoires de l’art au pluriel, que peut nous dire l’acquisition d’œuvres en art actuel et contemporain au sujet du musée ? Accent sur quelques-unes des œuvres qui ont fait leur entrée dans les collections en 2018-2019.
Moridja Kitenge Banza
Réalisée par l’artiste canadien d’origine congolaise, l’œuvre photographique Authentique nº1 est le premier autoportrait d’une série de deux, le second reprenant sensiblement les mêmes éléments, mais dans un paysage hivernal. Ici, Moridja Kitenge Banza se représente assis, jambes croisées, devant un panneau aux motifs all over dans un décor qui pourrait évoquer un environnement africain – bien qu’il soit en réalité installé dans sa cour arrière à Montréal. Il pose tel un politicien dans une composition reprenant les codes du genre du portrait officiel. La riche iconographie qu’il propose provient de sources multiples, et ses emprunts ne sont pas dénués d’ironie. Derrière lui, on aperçoit son tableau à l’acrylique Christ Pantocrator no 1 (2017), dans lequel on reconnaît la référence aux icônes byzantines, hormis le masque africain apposé sur le visage de son Christ glorieux : geste audacieux rappelant les vols perpétrés par les jésuites pendant leurs missions au Congo, quand ceux-ci confisquaient les masques rituels pour les revendre aux musées d’art et d’histoire européens. Si l’artiste se questionne, à titre plus personnel, sur ce que pourrait être « l’authenticité africaine », son œuvre se veut aussi porteuse d’un regard universel sur les multiples aspects et facteurs qui forment l’identité à travers le temps, les déplacements et les transformations politiques. Il n’y aurait donc pas une identité d’essence pure, mais bien une accumulation de différents éléments résultant de la trajectoire individuelle de chacun.
La photographie a été acquise pour la collection Prêt d’œuvres d’art (CPOA) du Musée national des beaux-arts du Québec, grâce au soutien des jeunes philanthropes du Cercle 179, qui l’ont repérée lors de la dernière Foire en art actuel de Québec. La CPOA comprend environ 1 900 œuvres, dont 900 actuellement en circulation dans les entreprises privées et les cabinets ministériels du Québec, lesquels peuvent louer les pièces de leur choix. Authentique no1 sera d’ailleurs envoyée à la Délégation du Québec à Paris pour y être exposée.
Quand la collection prédit l’avenir
Pour comptabiliser le nombre d’acquisitions en cours au Musée d’art contemporain des Laurentides (MAC LAU), il faut tourner notre regard vers le haut : près d’une trentaine d’artistes ont fait don d’une œuvre, chacun prenant possession d’un ou de plusieurs panneaux du plafond suspendu pour y apposer à la main divers motifs exécutés au moyen de peinture fluorescente. Sous l’effet de la lumière noire (black light), nous pouvons apercevoir dans l’obscurité les traces d’artistes de diverses générations, sorte de constat sur la persistance, dans le temps, du MAC LAU comme lieu fédérateur de l’art dans les Laurentides.
Quand la collection prédit l’avenir est non seulement la première exposition permanente à voir le jour au musée, mais elle constitue aussi un geste de soutien de la part des artistes qui viennent enrichir, par leur don, la collection du MAC LAU. D’un point de vue stratégique, cette acquisition d’œuvres multiples vise à accroître la collection permanente du musée afin que celui-ci obtienne du ministère de la Culture et des Communications une aide financière plus importante. Les panneaux au plafond seront ainsi en monstration pendant les cinq prochaines années, comme l’exigent les critères régissant les expositions permanentes des musées québécois auxquels le petit établissement de Saint-Jérôme doit désormais satisfaire, selon sa récente reconnaissance muséale (2014). Ainsi ponctuées au gré de la lumière et des néons, les salles d’exposition demeurent accessibles pour les expositions temporaires nécessaires au roulement dynamique de la programmation.
Dans le lot, notons l’entrée de plusieurs artistes dans la collection du MAC LAU : Sophie Castonguay, Arkadi Lavoie Lachapelle, Karen Tam, Emmanuel Galland, Pierre Bruneau, David Lafrance, Richard Purdy, Mathieu Beauséjour, Véronique Tifo, Carl Trahan, Gabrielle Larocque, Mathieu Latulippe, La Famille Plouffe, Rober Racine, Milutin Gubash (dont l’œuvre a été réalisée avec sa fille, Nova Gubash).
Et maintenant que nous constatons la nécessité collective de valoriser des récits multiples et des histoires de l’art au pluriel, que peut nous dire l’acquisition d’œuvres en art actuel et contemporain au sujet du musée ?
Leila Zelli
L’œuvre vidéographique Le chant des oiseaux, de l’artiste Leila Zelli, née à Téhéran et arrivée au Canada en 2004, est la première œuvre à avoir été acquise grâce au Fonds Marie-Solange Apollon. Créé en 2018 à l’initiative de l’artiste Manuel Mathieu, ce fonds vise à accroître l’acquisition d’œuvres réalisées après l’année 2000 par des artistes pas ou peu représentés dans les collections du Musée des beaux-arts de Montréal (MBAM) et issus de la diversité.
Le chant des oiseaux est d’ailleurs déployée dans la nouvelle aile Stéphan Crétier et Stéphany Maillery consacrée aux arts du Tout-Monde. Exécutée à partir d’images de la collection d’art persan du MBAM, l’œuvre vidéo porte une attention particulière à la céramique iranienne. La recherche a été menée dans le contexte de la résidence Empreinte, en 2018, moment où l’artiste a ciblé le motif de l’oiseau. Très présent dans l’art persan, celui-ci fait aussi référence à la twittosphère par son logo en forme d’oiseau et les gazouillis (ou tweet). C’est donc la culture visuelle qui intéresse Zelli, mais son approche prend en compte la longévité de la culture plusieurs fois millénaire de son pays d’origine. L’artiste, qui puise dans son vécu, révèle les mécanismes à travers lesquels il est possible de percevoir, à distance, une réalité de conflits, et plus précisément d’appuyer les revendications concernant les droits des femmes iraniennes. Nourrie par un questionnement profond sur l’identité et l’appartenance, la démarche qui sous-tend Le chant des oiseaux porte l’espoir d’une prise de conscience sociale.
Leisure
Le collectif Leisure, formé de Susannah Wesley et de Meredith Carruthers, travaille surtout dans une optique de collaboration. Démarche centrale de sa pratique, celle-ci s’impose comme une méthode de réexamen de l’histoire. Désireux d’instaurer des dialogues intemporels avec des pratiques artistiques de femmes d’autres époques, le collectif prend ici appui, dans le cas de sa vidéo Time Capsule, sur la série Tattoo Study (1938), de Madame Yevonde (1893-1975), photographe britannique également suffragette et militante féministe. Le cadrage est fixe, orienté en format portrait, et les deux collaboratrices s’affairent à la manipulation d’objets empruntés à leur quotidien : les gestes de passation et de suggestion — l’une tendant fleurs, cordages ou accessoires divers à l’autre — deviennent chorégraphiques, ce qui favorise une sorte de réenchantement d’objets autrement banals. Si l’on considère l’œuvre comme étant la théâtralisation de leur méthode de travail en tant que collectif, on peut aussi comprendre qu’elles transforment la nature morte en une narration visuelle d’états transitoires en constante négociation.
La vidéo de Leisure fait désormais partie de la collection du Musée d’art de Joliette, où se côtoient des œuvres représentatives de différentes époques. L’art contemporain y occupe une place très importante, et l’acquisition d’œuvres, au moyen de dons des artistes eux-mêmes, se fait notamment dans l’optique de soutenir les artistes en mi-carrière. Les expositions monographiques des dernières années ont constitué pour plusieurs leur première exposition solo en contexte muséal; ce fut entre autres le cas de Jin-me Yoon, présentée à l’été 2019, de Patrick Coutu à l’automne 2019 et, bien sûr, de Leisure en 2018.
Itee Pootoogook
Les œuvres d’Itee Pootoogook ont figuré dans de nombreuses expositions collectives et individuelles, entre autres à Toronto, Vancouver, Victoria et Ottawa. Plusieurs d’entre elles font désormais partie de la collection d’art inuit de la Collection McMichael d’art canadien, qui en a acquis quarante-sept à la suite de l’exposition rétrospective Itee Pootoogook: Hyms to the Silence (2018).
La collection d’art inuit du McMichael se compose principalement de peintures, de dessins, d’estampes et de sculptures. À cela s’ajoutent les 100 000 œuvres des archives de la West Baffin Eskimo Co-operative, qui font l’objet d’un prêt à long terme visant à conserver le patrimoine artistique de la coop. En collaboration avec de nombreux partenaires, le McMichael participe au programme Mobilizing Inuit Cultural Heritage, dont l’objectif est de faciliter l’accès des Inuits à l’ensemble de leur production culturelle; on cherche ainsi à favoriser l’émergence de nouvelles générations d’artistes et de commissaires vivant au Nunavut. L’ensemble de la collection d’archives de la coop est en cours de numérisation et sera accessible via un site Internet traduit en inuktitut, français et anglais. L’art inuit étant un art ancré dans le social, cette mise en ligne et la conservation de ce patrimoine aideront à la mise en réseau et à l’établissement de liens entre artistes de différentes générations.
Aujourd’hui décédé, Itee Pootoogook faisait partie de la troisième génération d’artistes de Kinngait (ou Cape Dorset). L’artiste s’exprimait principalement par le dessin. Son œuvre foisonnante représente les thèmes de la vie quotidienne, les paysages construits et naturels, ou encore les traditions et les transformations des modes de vie. Ici, Shed and Ski-Doo (2014) fait partie des œuvres récemment acquises par le McMichael. Quatre générations d’artistes ont émergé autour de la coop (maintenant connue sous le nom de Kinngait Studios), allant de ceux qui l’ont établie en 1958 jusqu’aux artistes actuels qui, grâce entre autres à Internet, ont un meilleur accès aux productions artistiques du nord et du sud du Canada.