Édifices et artifice : quand l’architecture canadienne fait son cinéma
Le 14 mars dernier, le Conseil des arts du Canada dévoilait le nom de l’équipe qui se chargera de représenter le pays lors de la 17e Exposition internationale d’architecture de la Biennale de Venise 2020. Édifices et artifice, de l’équipe formée par le studio montréalais T B A (dirigé par Tom Balaban et Jennifer Thorogood) et par le critique d’architecture David Theodore, a été choisi pour son point de vue original, qui consiste à dénoncer « l’imposture de l’architecture canadienne au sein de l’imaginaire cinématographique collectif ».
La présélection comprenait trois autres propositions : Fluid Boundaries, d’Azrieli School of Architecture & Urbanism (Ottawa), s’intéressait à la préservation des grands paysages aquatiques; After Life, de Common Accounts (Toronto), à la place du corps au sein de l’ère médiatique; et Lightness, de Ja Architecture Studio (Toronto), à l’imaginaire stimulé par les techniques d’ossature en bois. La proposition lauréate se tourne quant à elle vers le septième art, qui ferait un usage intensif de l’architecture canadienne afin de simuler toutes sortes de villes… à l’extérieur du Canada. Winnipeg double par exemple Chicago dans Shall We Dance?, San Francisco dans You Kill Me, voire tout l’Ouest américain dans The Assassination of Jesse James by the Coward Robert Ford. En pointant ainsi le statut particulier de l’architecture canadienne au cinéma, l’objectif de T B A et de David Theodore n’est pas tant de faire reconnaître cette dernière hors des salles noires, que de révéler ce paradoxe : une « bonne » architecture étant une architecture ancrée dans son contexte, les nombreux voyages cinématographiques de l’architecture canadienne témoignent-ils de son incapacité à assumer son propre rôle ? Ou doit-on plutôt y voir sa capacité à transcender celui-ci ?
Bien qu’elle prenne un air ludique, l’exposition se veut être une critique du colonialisme cinématographique opéré par l’Europe et les États-Unis, mais aussi de la « glorification de l’identité nationale ». D’un côté, les films venus d’Europe et des États-Unis envahissent la scène canadienne; et de l’autre, les organismes publics tentent d’installer leur propre histoire patriotique. Ne prenant la défense ni des uns ni des autres, les commissaires veulent offrir un vrai regard sur l’architecture éclectique qui caractérise notre territoire, sans fournir aucune réponse préconçue. En comparant la manière dont nos bâtiments sont présentés par les médias et la façon dont ils ont réellement été conçus, Édifices et artifice fait le pari que les visiteurs de la biennale acquerront une meilleure compréhension de « l’architecture riche et diversifiée de notre pays ». Enfin, le rapport entre fiction et réalité sera également abordé à travers un parallèle avec les nouvelles technologies. À l’instar de l’architecture canadienne, les téléphones intelligents, mais aussi les plateformes en ligne telles que Netflix ou YouTube, brouillent la frontière entre ce qui appartient ou non au monde réel dans l’expérience du quotidien. L’architecture canadienne est-elle l’objet tel que je le vois en face de moi, ou cet objet n’est-il qu’une trame de fond, capable de devenir n’importe quoi ?
Ne prenant la défense ni des uns ni des autres, les commissaires veulent offrir un vrai regard sur l’architecture éclectique qui caractérise notre territoire, sans fournir aucune réponse préconçue.
Tous ces questionnements seront déclinés dans trois projets scénographiques. Le premier consiste à emballer d’une toile verte le pavillon représentant notre pays, afin d’effacer celui-ci derrière un bâtiment canadien différant chaque semaine. Venise deviendra tour à tour Montréal, Toronto ou Vancouver.
Le deuxième se déploie au sein du pavillon. Il consiste à extraire de courtes scènes de films mettant en vedette un même bâtiment, et à les monter ensemble en employant des techniques empruntées au cinéma. La sélection des films a été confiée à des cinéastes, écrivains, académiciens ou grands amateurs chargés de faire du « repérage de lieux » dans un large panel de films et de séries télévisées. On découvrira ainsi la station de traitement d’eau R. C. Harris de Toronto, le quadrilatère Erickson-Massey de l’Université Simon Fraser, des quartiers historiques comme la place du marché de Kingston ou l’Exchange District de Winnipeg, ainsi que des paysages urbains génériques, de Halifax à Vancouver. L’enjeu sera de dégager les similarités et les différences émergeant de la juxtaposition des diverses sources et, par là, de mettre en avant certaines contradictions entre la vision des architectes et celle des cinéastes. Par exemple, la station de traitement R. C. Harris, présente dans une douzaine de films, dont In the Mouth of Madness, Strange Brew, Undercover Brother et la série RoboCop, apparaît très souvent comme une institution psychiatrique, un asile ou une prison.
Le troisième projet consiste en une bibliothèque numérique présentant les bâtiments dans leur contexte d’origine et expliquant les modalités de leur transformation au cinéma. Elle contiendra notamment des matériaux de construction et des entretiens avec des architectes et des cinéastes. Enfin, un catalogue reprendra une série d’articles abordant le sujet sous un aspect plus théorique.
Les recherches sont en cours, et la réflexion s’affinera encore durant les prochains mois. Avant de découvrir le résultat final au printemps 2020, un site consacré au projet, impostorcities.com, se propose d’en dévoiler les principales avancées. À suivre…