Françoise Sullivan, entretien
En marge du texte « Françoise Sullivan : l’art en marche » paru au n° 264 d’automne 2021.
Retour sur cette fin d’après-midi d’août dernier, alors que Françoise Sullivan me reçoit à son chalet et atelier sur les bords de la rivière Rouge dans les Laurentides. Comme à bâtons rompus et sur le mode de la conversation, elle répond à mes questions en vue de la rédaction du texte publié à l’automne dans le numéro 264 de Vie des arts, où j’intègre quelques citations de l’artiste.
D’abord, au passé, quelques souvenirs. Je prie Françoise Sullivan d’évoquer cette première rencontre à l’atelier de Borduas rue Mentana qui marque, à ses yeux, le début des automatistes.
Françoise Sullivan – Borduas nous a ouvert un monde extraordinaire. Il avait vu des tableaux de Pierre Gauvreau dans une exposition au collège Sainte-Marie pour laquelle il était l’un des juges. Un prêtre se souvenait comment Pierre peignait et dessinait avec beaucoup de talent. Ce prêtre a insisté pour que Pierre présente des œuvres, même s’il avait été renvoyé du collège et qu’il s’était inscrit aux beaux-arts. Et son petit frère Claude Gauvreau était aussi au collège. Malgré son renvoi, on lui a donc demandé de participer. Le jury lui a décerné un prix. Borduas a voulu le rencontrer par la suite. Il a obtenu son numéro de téléphone par Guy Viau. Il lui a téléphoné pour l’inviter à voir son atelier. Alors Pierre a eu la gentillesse de lui demander : « Nous sommes un petit groupe d’amis à l’École des beaux-arts de Montréal. Est-ce que je pourrais venir avec eux ? » Borduas était enchanté. Quand il commençait à tenir ses réunions, il voyait déjà le groupe de François Hertel avec des étudiants de Brébeuf, dont les frères Elliott Trudeau, et recevait aussi quelques-uns de ses étudiants de l’École du meuble, comme Guy Viau.
Magdeleine Desroches, Louise Renaud, Fernand Leduc, Adrien Villandré et moi, de l’École des beaux-arts, avons donc accompagné Pierre Gauvreau. Mais Villandré n’est pas revenu à la deuxième réunion. Ça ne l’intéressait pas. Dès l’escalier franchi, la grande sobriété des lieux nous a frappés. On entrait dans un petit salon aux murs tout blancs, avec de drôles de dessins sur les murs. Il n’y avait dans la pièce qu’un chevalet, une chaise et des tableaux le long du mur, empilés. On s’est assis par terre. Borduas a commencé par nous montrer de beaux portraits comme celui de Gabrielle, sa femme, et de madame Gagnon. Il nous a parlé de ses tentatives pour aller plus loin dans sa peinture.
Puis, il nous a expliqué ce qu’il tentait de faire et vers où il voulait aller par la suite. Borduas nous a parlé d’André Breton. Il venait de lire Le château étoilé. Il était très enthousiaste et nous le communiquait bien. Il nous a beaucoup parlé du surréalisme. Une question le hantait. Comment peindre, sans copier la réalité et en ayant recours à des gestes spontanés ? En nous montrant ses premières gouaches – il en avait déjà fait quelques-unes –, je me rappelle encore de ses paroles : « On fait un trait. Et après ça, on en fait un autre. Puis, on fait quelque chose qui va avec. » [Rires.] Ce n’était pas facile ! Comment fait-on ? Pourquoi tracer le premier trait ? Pourquoi faire le deuxième ? Nous admirions ces gouaches. En mai 1942, il y a eu la belle exposition rassemblant ces gouaches à l’Ermitage.
Nous sommes sortis aux petites heures du matin. Le ciel était tapissé d’étoiles. Survoltés, nous étions dans un état de grande fébrilité. À la fin de cette soirée, en novembre 1941, nous avions tous le cœur chaviré d’émotions. C’était le début des automatistes.
Remontant dans le temps, je demande à l’artiste de nous livrer quelques mots de son exposition à la Galerie de l’UQAM sur sa production des années 1970.
Françoise Sullivan – Le monde de l’art était en changement. Barbara Rose, Rosalind Krauss, les grands critiques de l’expressionnisme américain commençaient alors à s’intéresser aux changements d’approches dans l’art. On se mettait à écrire avec une nouvelle attitude. J’étais vraiment très intéressée par cette période. En 1968 et en 1969, je commençais à sentir ce qui se passait.
J’aimais beaucoup travailler la sculpture, mais une chose m’avait vraiment fâchée. On disait qu’on n’avait plus besoin des musées. C’était dépassé, ça ne nous intéressait plus, on avait autre chose à faire. On se questionnait notamment sur le rôle des musées, que certains jugeaient désuets. Mais pas de musées, pas d’art ! Comme pour protester, j’ai fait cette première marche entre le Musée d’art contemporain et le Musée des beaux-arts de Montréal. J’ai continué avec ces performances par esprit de bataille. C’était extrêmement difficile pour moi, mais je le faisais peut-être par désespoir, car on ne s’intéressait plus à l’art. On entendait partout dans les discussions et on lisait dans les revues que l’art c’était fini.
J’ai passé presque dix ans à faire des œuvres conceptuelles. En même temps, le processus est complexe aussi. Tu ne te places plus devant un objet. Avec la matière, tu sais comment faire alors que là, tu dois imaginer la photo à venir… C’était très difficile à vivre. Avec l’art dit conceptuel, tu dois toi-même inventer des outils pour arriver à quelque chose. Il n’y a que tes idées. Il n’y a que ta pensée. C’est très exigeant.
Le processus est différent aussi parce que si tu imagines une action et si tu documentes une action, tu prends des photos… C’est un processus de création qui est complètement différent ! Ou si tu es devant une toile, ou si tu fais la toile… au départ tu sais que tu as la sculpture, la peinture… Tu dois imaginer, tout imaginer aussi par rapport à la peinture, mais la peinture est là, la toile est là. C’est fou comme l’art conceptuel, c’était compliqué et difficile à vivre. Au contraire de la peinture, il y avait des moments d’attente, comme une oisiveté. Je trouvais que ça n’avait pas de bon sens.
Aujourd’hui, faire de la peinture et le travail en atelier m’apparaissent moins difficiles. Et pourtant !
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La Galerie Simon Blais présente Sullivan 20-21, du 6 novembre au 24 décembre 2021. Certaines œuvres ont été créées l’été dernier à son atelier sur le bord de la rivière Rouge.
À New York, au Metropolitan Museum of Art, Danse dans la Neige de Françoise Sullivan fait partie de l’exposition de groupe Surrealism Beyond Borders, du 11 octobre 2021 au 30 janvier 2022.