Gérard Morisset et la création d’une histoire de l’art « canadien-français »
L’année 2020 marque le 50e anniversaire de décès de l’historien de l’art Gérard Morisset (1898-1970) et constitue un moment approprié pour aborder, en rétrospective, l’œuvre de cette figure incontournable de l’histoire de l’art au Canada. Largement connu pour son parcours professionnel à titre de directeur du Musée de la Province (actuel Musée national des beaux-arts du Québec) de 1953 à 1965, et reconnu par nombre de spécialistes et amateurs d’art, Morisset a joué un rôle primordial dans la diffusion de l’histoire de l’art au Québec, tant par ses conférences et ses nombreux écrits (plus de 350 textes) que par la fondation de la revue Vie des Arts, dont il devenait le premier directeur en 1956.
Plus encore – malgré l’oubli de la ministre de la Culture et des Communications du Québec, en 2018, lors de la tourmente culturelle et médiatique entourant la possible vente du tableau représentant Saint Jérôme de Jacques-Louis David (1748-1825), qui avait alors plaidé en faveur d’entamer « un processus pour faire un inventaire des biens mobiliers qui se trouvent dans [l]es églises1 » –, il s’avère essentiel d’insister de nos jours sur un important legs de Morisset à la société québécoise, soit l’Inventaire des œuvres d’art de la province, réalisé entre 1937 et 1969. Cet inventaire se trouve d’ailleurs partiellement numérisé et accessible en ligne sur le site Web de la Bibliothèque et Archives nationales du Québec. L’ensemble rend compte de la multitude des objets d’art conservés, en particulier dans les lieux de culte et les couvents (catholiques) du Québec, et demeure une source à la fois incontournable et inestimable pour les chercheurs en patrimoine. De fait, les dizaines de milliers de pages d’écriture et les nombreux clichés photographiques, dont plusieurs sont le résultat d’une prise de vue par Gérard Morisset lui-même, forcent l’admiration. Il est même étonnant, considérant les ressources réduites de l’époque, que l’équipe de l’Inventaire des œuvres d’art, parfois limitée à Morisset et à son collègue et ami Jules Bazin2 (1905-1995), soit parvenue à cumuler une telle masse d’informations à force de voyages sur les routes du Québec, d’études des objets, de fouilles dans les archives, de sondages auprès des individus conservant la mémoire (orale) des lieux, et de quêtes documentaires dans les diverses publications disponibles, en particulier les monographies paroissiales.
Tirant parti des multiples renseignements colligés, Morisset a publié dix livres à compte d’auteur sur les arts au Québec au cours des années 1940 et 1950, dont son premier essai de synthèse, Coup d’œil sur les arts en Nouvelle-France (1941). Témoignages vibrants de son engagement dans la valorisation du patrimoine, ses ouvrages, tout comme ses multiples articles, offraient alors un discours basé en grande partie sur son propre connoisseurship des œuvres produites localement, ses déductions, de même que sur l’usage d’une trame chronologique permettant de faire ressortir certaines transformations artistiques dans le développement d’un art spécifiquement « canadien-français ». En quelque sorte, il mettait en place et développait un volet national à l’histoire de l’art.
L’histoire de l’art et ses méthodes
Certes, au décès de ce pionnier en 1970, le paysage de l’histoire de l’art au Québec avait bien changé. La génération suivante de spécialistes, formée à l’université et souvent influencée par les approches culturelles et sociales développées dès les années 1960, allait alors osciller entre la reconnaissance et le discrédit jeté sur l’œuvre littéraire de Morisset. Ainsi, plusieurs études des années 1970 et 1980 ne manquaient pas de souligner les erreurs d’attribution, de datation ou de contextualisation de l’auteur, voire de lui reprocher une absence de rigueur. Cela dit, s’il est évident que les ouvrages de Gérard Morisset doivent aujourd’hui être utilisés avec précaution, il demeure qu’il était un historien de l’art de son époque, appliquant une méthode et développant un savoir en fonction de certains biais contextuels et culturels qui s’amalgamaient naturellement à sa conception de l’art au Québec. À partir de ces considérations permettant de saisir autrement l’écriture de Morisset, les vingt dernières années ont vu poindre des études menant à une compréhension plus fine de l’univers intellectuel de l’historien de l’art. La contextualisation et l’approche historiographique ont ainsi ouvert de riches possibilités interprétatives que nous sommes loin d’avoir épuisées. Partageant cette curiosité pour l’œuvre de Gérard Morisset, des recherches ont été amorcées sur un pan de sa vie qui n’avait pas encore fait l’objet d’études approfondies : sa formation à la prestigieuse École du Louvre à Paris, de 1930 à 1934.
Il s’avère essentiel d’insister de nos jours sur un important legs de Morisset à la société québécoise, soit l’Inventaire des œuvres d’art de la province, réalisé entre 1937 et 1969.
Le dépouillement des archives parisiennes (École du Louvre, Archives nationales de France, INHA), l’étude des archives disponibles au Québec et la lecture des carnets de notes de Gérard Morisset lors de ses études en France permettent alors de mieux saisir, voire de révéler sous un nouveau jour, plusieurs aspects de la pratique de l’historien de l’art.
À titre d’exemple, examinons brièvement la figure de Gabriel Rouchès (1879-1958), conservateur au Louvre et responsable des cours de peinture portant sur les écoles étrangères à l’École du Louvre. Celui-ci, en 1931, impose la peinture canadienne comme sujet de thèse à Morisset. Sans doute incité à suivre les cours de son directeur, Morisset se révèle un élève assidu entre 1931 et 1933. Il assiste aux séances dispensées par le professeur sur la peinture espagnole aux XVIIIe et XIXe siècles et la peinture allemande. L’étude de ses notes de cours, combinée aux archives de Rouchès et aux ouvrages publiés par ce dernier, ne manque pas de pointer les similitudes avec la pratique subséquente de Morisset. De fait, Rouchès offre une compréhension de la discipline telle une interprétation chronologique des différents moments de l’art selon une découpe nationale du corpus et une vision organique de l’art (début, temps forts, périodes de stagnation, décadence). Les différentes écoles (peinture espagnole, peinture allemande, etc.) sont alors examinées en relation avec la définition du caractère propre d’une nation et avec l’étude des influences étrangères. Plus encore, tant dans son enseignement que dans ses livres, le conservateur du Louvre regroupe les artistes en section, tandis que d’autres peintres, jugés plus importants, font l’objet d’une attention plus soutenue. Les œuvres sont décrites et les détails significatifs de la main des différents créateurs sont mis en valeur afin de développer l’œil des connaisseurs. Ainsi, nous retrouvons un ensemble de considérations techniques, méthodologiques et idéologiques qui, ensuite, trouvent un écho dans l’écriture de Morisset, et ce, même lors de la publication de son dernier ouvrage en 1960, soit La peinture traditionnelle au Canada français.
L’influence de l’enseignement du professeur est également palpable lorsqu’en 1932, dans le cadre du nouveau cours de l’École du Louvre intitulé « Muséographie », alliant la théorie à la pratique, Morisset assiste à une fascinante séance de son directeur intitulée « Formation et rôle d’un conservateur » dans le cabinet des dessins du Louvre. Il apprend, entre autres, comment rédiger les informations nécessaires à la création d’un inventaire muséal (numéro de l’inventaire, nom de l’auteur, indication du sujet, dimensions, etc.), mettant ainsi en place les éléments d’une méthode qui allait ponctuer sa carrière à son retour au Québec, en particulier lors de la création de l’Inventaire des œuvres d’art. En réalité, Rouchès n’hésitera pas à aider davantage son élève dans ce vaste projet. Ainsi, dans un mémoire rédigé en 1940 sur cette grande entreprise de recherche, Morisset soulignait d’emblée à ses supérieurs du gouvernement provincial qu’il avait adopté une méthode suggérée par son ancien directeur de thèse.
En somme, même s’il va de soi que ces prémisses demeurent à étoffer, elles suscitent néanmoins l’intérêt de l’examen de l’enseignement offert à l’École du Louvre, voire de l’étude des méthodes et des conceptions
de Gabriel Rouchès, afin de mieux comprendre l’œuvre subséquente de Gérard Morisset. Ouvrant de nouvelles possibilités d’études historiographiques, une telle investigation permet, finalement, de reconsidérer l’une des plus importantes pratiques professionnelles dans la fondation de l’histoire de l’art au Québec.
(1) Journal des débats de la Commission de la culture et de l’éducation, vol. 44, no 111, lundi 30 avril 2018.
(2) Jules Bazin fait également partie des membres fondateurs de Vie des Arts.