« La sculpture n’est pas, pour moi, un bel objet mais un moyen pour tâcher de comprendre un peu mieux ce que je vois, pour tâcher de comprendre un peu mieux ce qui m’attire et m’émerveille dans n’importe quelle tête, la peinture, un moyen de tâcher de comprendre ce qui m’attire et m’émerveille dans n’importe quel personnage, dans n’importe quel arbre ou quel objet sur une table. Un peu réussie, une sculpture ne serait qu’un moyen pour dire aux autres, pour communiquer aux autres ce que je vois. » Voilà en quels termes, en 1959, Alberto Giacometti a résumé la conception qu’il se faisait de son travail de sculpteur et de peintre. L’exposition rétrospective simplement intitulée GIACOMETTI fait fidèlement écho aux préoccupations formulées alors par l’artiste1.

C’est la figure d’un homme tourmenté qui se dégage de la sélection composée de quelque cent onze sculptures et cinquante peintures et dessins d’Alberto Giacometti (1901-1966) exposés au Musée national des beaux-arts du Québec2. Catherine Grenier, commissaire principale de la présentation, a choisi d’agencer les œuvres selon une succession chronologique segmentée par des îlots thématiques évoquant les relations de l’artiste avec les membres de sa famille, avec des personnalités intellectuelles, ainsi qu’avec ses modèles. Elle a également pris soin d’intercaler des espaces charnières pour juxtaposer sculptures, peintures et dessins afin de souligner leurs constantes corrélations. Elle a ménagé une place relativement importante aux sculptures de plâtre, matériau de prédilection de Giacometti qui n’y voyait pas seulement un substrat destiné à produire des moules pour de futurs bronzes, mais un matériau noble à l’égal du marbre ou de la pierre pour ériger des œuvres uniques. Enfin, la disposition de certaines pièces répond avec justesse au plaisir de théâtralisation de leur auteur. Ce souci de ne pas trahir la complexité de l’œuvre, reflet de la complexité du tempérament et de l’esprit de l’artiste, tout en répondant à une mise en lumière claire des créations de Giacometti, est magnifiquement relayé par la scénographie de Jean Hazel. En effet, designer principal du MNBAQ, il a conçu et coordonné la construction des plateformes et des socles de hauteurs variables en érable blond qui mettent en valeur les sculptures et qui, de plus, permettent de tirer parti des vastes espaces des salles d’exposition du pavillon Pierre Lassonde où le visiteur peut déambuler à sa guise et ainsi examiner les pièces sous divers angles sans se sentir bousculé.

La femme cuillère, 1927 Plâtre 146,5 x 51,6 x 21,5 cm Photo : MNBAQ, Idra Labrie © Succession Alberto Giacometti/ SODRAC pour le Canada (2018)

Abstraction si figurative

L’exposition s’ouvre donc sur les œuvres de jeunesse de Giacometti : 1922-1930. Il s’agit pour la plupart de sculptures géométriques d’inspiration cubiste : plâtres, bois peints, bronzes. Considérées comme des œuvres abstraites, il est néanmoins facile d’y percevoir des formes figuratives, notamment celles de visages. D’ailleurs les titres sont explicites : Tête qui regarde, Femme, Femme couchée qui rêve, etc. Il est facile de distinguer aussi un corps complet dans le chef-d’œuvre La femme cuillère (1927), annonciatrice de la période surréaliste qu’amorce Giacometti à partir de 1930.

Le visiteur découvre alors un Giacometti quasi ludique animé d’une verve fantaisiste, érotique, voire violente, qui s’affirme par l’ingéniosité de ses sculptures-objets : Vide-poche, Objet désagréable, Fil tendu (Femme en danger) et surtout Boule suspendue (1930-1931) qui suscite l’enthousiasme des cénacles parisiens de l’art et place le sculpteur d’origine suisse parmi les artistes qui marquent le XXe siècle. Historienne de l’art et désormais biographe de Giacometti, Catherine Grenier montre ainsi comment l’artiste réussit dès le début de la trentaine une œuvre synthèse qui lui permet de se concilier aussi bien les orthodoxes que les dissidents du surréalisme. Mais, à l’image de sa Femme qui marche (1932), les formes symboliques ne le satisfont pas. Il s’en détourne et revient à la figuration.

Entre 1935 et 1945, ce n’est pas tant le retour à un mode de représentation qui aurait pu être conventionnel qui constitue un point tournant dans la vie de Giacometti, c’est le retour aux questions qui le hantent depuis qu’il a treize ans, depuis qu’il a fait son premier buste d’après nature avec pour modèle son frère Diego. Ces questions, les voici : « Pourquoi ai-je envie de faire des têtes depuis toujours ? Pourquoi suis-je peintre ? Pourquoi suis-je sculpteur ? » Il répond : « Je n’en sais rien. » Les œuvres qui vont naître alors comptent parmi les plus émouvantes de l’exposition.

Au cours des dix années qui marquent cette période, Giacometti s’ingénie à résoudre le problème du socle et trouve par là le style qui va définitivement le singulariser vraiment en tant que créateur. Il met laborieusement au point des techniques de modelage (les sculptures qu’il réalise alors attestent leur progressive évolution) qui donnent à ses plâtres et à ses bronzes les rugosités qui les caractérisent tant, mais aussi leur expressivité, notamment par le relief subtil donné aux yeux.

L’artiste procède par soustraction : la figure peu à peu émerge effilée de la masse des matériaux dont elle se dégage. Il en va de même de ses portraits peints et dessinés presque toujours vus de face qui semblent émerger de fonds caverneux. Pendant les années de guerre, il est contraint de réaliser en Suisse, dans une chambre d’hôtel qui lui sert d’atelier, des figurines minuscules qu’il installe sur des socles dont la hauteur et la masse sont disproportionnées par rapport au sujet, socles d’un bloc mais parfois étagés. Certaines figures sont lilliputiennes. « Il ne s’agit pas de miniatures, explique-t-il, mais de la dimension telle qu’elle apparaît dans le champ de vision d’un sujet éloigné. » La seule sculpture de grande taille qu’il mène à bien alors est La femme au chariot, (1943-1945). Elle préfigure celles qui vont naître après la guerre avec son retour à Paris.

C’est bien la figure d’un homme tourmenté par la recherche d’une vérité inatteignable que réussissent à transmettre les figures qui se proposent à la vue des visiteurs de l’exposition Giacometti, sobre et poignante par moments.

Théâtre d’ombres

C’est toujours le socle qui préoccupe Alberto Giacometti quand il retrouve son modeste atelier de la rue Hippolyte Maindron, en 1945, à Paris. Mais cette fois, il en tire des effets dramatiques en le surmontant d’une tige au bout de laquelle il embroche une tête douloureuse aux yeux crevés ou charbonneux. L’artiste ne fait pas explicitement allusion aux sévices du conflit mondial récent, mais comment ne pas faire de lien, par exemple, entre le visage émacié de Tête sur tige (1947) et les faces des martyrs des camps de concentration ? Quoi qu’il en soit, l’artiste a vu la mort de près. Des proches ont disparu presque sous ses yeux. Les personnages filiformes qu’il érige n’ont plus d’humain que la silhouette. Il les place côte à côte sur des plateaux, comme au théâtre ; théâtre d’ombres.

Une fois encore, Giacometti procède par soustraction. Il élague, il élague la matière jusqu’à ce qu’il ne reste plus qu’un personnage ineffable ou alors juste un membre : une main, une jambe. Sa vaine intention de vouloir « comprendre ce qu’il voit » le conduit à produire des images qui répondent en définitive à une esthétique de la disparition. Contrairement à ses sculptures dont la minceur autorise l’illusion du mouvement (Homme qui pointe, 1947), il surcharge ses dessins et ses peintures au point d’en masquer les visages (Tête d’homme de face, 1956). Il se doute bien que vouloir s’approcher de ce qui serait ressemblant le conduirait à produire des œuvres académiques ; aussi les personnages qu’il peint et sculptent sont-ils empreint d’un air d’inachevé.

C’est bien la figure d’un homme tourmenté par la recherche d’une vérité inatteignable que réussissent à transmettre les figures qui se proposent à la vue des visiteurs de l’exposition Giacometti, sobre et poignante par moments. Portraits et silhouettes les accompagnent longtemps encore après les avoir observées. 

Film

Un court métrage réalisé en 1965 montrant Alberto Giacometti dans son petit atelier (23 mètres carrés) réalisant une sculpture puis une gravure tout encommentant son travail et répondant aux questions d’Ernst Scheidegger clôt l’exposition Giacometti.

Catalogue

Un somptueux catalogue accompagne l’exposition Giacometti. Il comprend trois essais et la reprise d’un entretien d’Alberto Giacometti avec le critique André Parinaud (1962). Catherine Grenier rappelle et examine l’influence du surréalisme et de ses deux principaux groupes sur le jeune Giacometti à partir de 1928. Elle explique que, partagé entre les tenants de Breton et ceux de Bataille, le sculpteur produit des œuvres qui constituent une synthèse de leurs conceptions. Mathilde Lecuyer-Maillé étudie les rapports qui relient peintures et dessins avec les sculptures de l’artiste : ils sont constants tout au long de sa vie ; son texte tient lieu de biographie thématique. Petra Joos considère la notion d’ombre et son interprétation tout au long de la carrière de l’artiste. Enfin, Alberto Giacometti confie à André Parinaud « Pourquoi je suis sculpteur ». À cette question, il répond : « Je n’en sais rien. » Cette absence justifie le sentiment d’échec perpétuel qu’éprouve l’artiste, et son souci de toujours recommencer à sculpter, qui a abouti au nombre considérable d’œuvres qu’il a accumulées. Le catalogue ne comporte pas de liste de jalons biographiques (expositions, voyages marquants, etc.) ni de bibliographie concernant l’artiste.

Livre

Dans sa biographie d’Alberto Giacometti, Catherine Grenier s’attache à reconstituer chronologiquement la carrière de l’artiste en associant étroitement l’homme à son œuvre. Au fil des pages, le lecteur suit donc pas
à pas les péripéties qui mènent le jeune Alberto des montagnes de la Suisse où il est né, en 1901, à Paris où il s’installe en 1922 et qu’il ne quittera que pendant la guerre pour y revenir dès 1945. Il commence par suivre les cours très académiques du sculpteur Antoine Bourdelle. Mais les surréalistes l’attirent et l’inspirent. Dès 1930, avec sa première exposition, il gagne l’adhésion et l’amitié des acteurs dominants du milieu artistique parisien. Catherine Grenier scrute avec finesse les facettes du caractère de son personnage : ses liens avec sa famille, ses rapports avec les femmes, ses relations professionnelles. Elle parvient ainsi à éclairer (documents et témoignages à l’appui) comment, il se détache des influences esthétiques dominantes pour se tourner vers la figure humaine. L’auteure rappelle que, parallèlement à ses activités de création, Giacometti produit des objets décoratifs grâce auxquels il réussit, certes tant bien que mal à ses débuts,
à s’assurer une certaine indépendance financière. Cette liberté gagnée ainsi discrètement contribue à lui permettre d’interroger obsessionnellement tout au long de sa vie le mystère que constitue la représentation humaine. Avec le perpétuel sentiment de ne pas comprendre, il multiplie peintures, dessins et sculptures dans des gammes de formats qui vont de la miniature (perçue comme l’expression fidèle du sujet tel qu’il apparaît à distance) à la statuaire monumentale. Un ouvrage de référence.

(1) Extrait tiré de Diderot et Falconet étaient d’accord, article d’Alberto Giacometti publié dans Les Lettres françaises, No 758 (Janvier-Février 1959) et réédité dans Écrits (Hermann, éditeur des sciences et des arts) en 1997.

(2) La sélection d’œuvres présentée au MNBAQ est principalement constituée de pièces provenant de la Fondation Giacometti (Paris). Elle comprend également des prêts accordés par la Tate Gallery de Londres qui, sous le commissariat de la conservatrice Frances Morris, a accueilli une première version de la rétrospective (6 septembre 2017- 20 janvier 2018), des prêts de l’Alberto Giacometti Stiftung de Zurich et d’une collection privée parisienne.

GIACOMETTI
Commissaire : Catherine Grenier
Musée national des beaux-arts du Québec
Du 8 février au 13 mai 2018