Isabelle Clermont : créatrice de l’année en Mauricie
Native de Shawinigan, athlète de haut niveau et artiste, Isabelle Clermont a choisi d’habiter en Mauricie pour créer ses œuvres. Le contact avec la nature lui est vital : ses pas foulent la terre pour sentir l’énergie naissante qui se diffuse ensuite dans son corps, rejoignant sa pensée. Artiste au travail foisonnant et multidisciplinaire, elle explore de nouvelles avenues qui créent souvent un inconfort tant chez elle que chez son public. Curieusement, cette situation la stimule.
Manon Blanchette – Vous avez une pratique polymorphe expérientielle et abondante : le prix que vous venez de recevoir reconnaît la richesse de votre pratique. Comment peut-on aborder votre œuvre ?
Isabelle Clermont – Le fil conducteur unifiant mon travail nécessite d’abord la reconnaissance de l’organicité des formes et des couleurs. C’est la raison d’être de l’expression artistique, la force par laquelle celle-ci rejoint des zones d’ombres inconnues. Cette exploration m’apparaît de manière inconsciente. Or, la mise à l’épreuve que je souhaite faire vivre au spectateur, souvent dans un espace immersif, doit l’interpeller, l’interroger et le perturber. Mon travail est l’expression d’une intensité qui se joue hors des conventions. Il est forcément personnel et il émane d’un espace intérieur.
Pour répondre à la volonté de ma mère, j’ai appris le piano. Mon père, sportif, m’a aussi influencée. Mes performances, mon art entier s’applique à rassembler les paradoxes qui peuvent apparaître entre le corps et l’esprit. Par le contact avec la nature, j’ai développé une capacité d’introspection qui me fait reconnaître l’autre et je crée pour lui un espace de bienveillance. Bien que je sois athée, mes œuvres recèlent une dimension spirituelle.
Lorsque j’ai fait le chemin de Compostelle en 2007, j’ai mis à l’épreuve mon corps et ma pensée en dessinant tout en marchant, dans une tentative de réconciliation de deux actions difficiles à synchroniser, effort qu’expriment mes dessins consignés dans plusieurs carnets sous le titre de Compostellans. Mes performances, pour la plupart immersives, tentent aussi d’unir des éléments paradoxaux afin de favoriser l’émergence de nouvelles forces. Voilà pourquoi je vais à la rencontre du public et que je l’engage dans l’action artistique. Par exemple, les gens iront jusqu’à manger la part des anges (les retailles d’hosties) dans l’œuvre Viscérale communion, de 2015. La vue, l’ouïe, le goût, le toucher et l’odorat sont tous sollicités à un moment ou un autre au cours de mes performances ou dans mes installations.
Par le contact avec la nature, j’ai développé une capacité d’introspection qui me fait reconnaître l’autre et je crée pour lui un espace de bienveillance.
Cette nouvelle reconnaissance québécoise vous ouvre-t-elle de nouveaux horizons de création ?
Curieusement, lors de la cérémonie de remise des Prix, quand j’ai entendu mon nom, je suis restée calme, zen. Après plusieurs années d’une pratique artistique qui se veut toujours renouvelée par l’expérience, le sentiment d’être à ma place m’est venu. Il faut savoir que ma création m’amène souvent au bord du précipice, bien sûr au sens figuré, car je n’aime pas être bercée par les acquis. De là naît le risque de vaciller, d’aller trop loin, de rater. Pour éviter l’échec, j’ai mis au point un processus de création qui s’apparente à l’entraînement physique olympique. Un processus en trois temps : l’avant, le pendant et l’après. Une intuition apparaît d’abord dans mon corps. Ensuite, l’œuvre prend forme et le résultat doit me surprendre, tout comme je souhaite que les autres soient surpris. Je ne veux pas être une artiste dont le travail est classé, je préfère briser les codes.
Je travaille actuellement sur une œuvre de téléréalité qui sera présentée à la Société des arts technologiques dans quelques mois : un travail qui s’apparente à la gestion de deux plateaux de tournage. Cette réalisation me permet d’extrapoler ma pratique, de tenter l’inconnu. Si je suis le chef d’orchestre dans la conception de mes performances, dans cette œuvre de téléréalité, la dimension de l’orchestration atteint un summum pour moi. La logistique des dispositifs scéniques, le niveau de sophistication du logiciel, le nombre d’individus à diriger afin d’obtenir le résultat souhaité : tout atteint une mesure magistrale. Obtenir cette reconnaissance aujourd’hui me donne l’élan pour poursuivre mes rêves.
Pour tout dire, je suis en paix avec cette reconnaissance qui me permet d’être confortée dans mes recherches, car je veux toujours aller plus loin dans ma quête d’une plus grande sérénité intérieure. Fière, bien sûr, de ce succès, je vais poursuivre mon travail en m’ancrant toujours dans ma pratique. Je vais façonner la matière première de ma création en me souciant du public, de celui qui expérimente mes propositions. Pour utiliser un terme musical, je vais rester au diapason, bien accordée. Je reconnais le chemin parcouru et je demeure lucide sur celui qui reste encore à faire.