Jules Arbec : l’Admirable
J’ai admiré Jules Arbec. Pendant cinquante ans. C’était un ami. Nous avons fait nos débuts de critiques d’art ensemble. En 1970, Andrée Paradis, alors directrice de Vie des Arts, a accepté de publier le premier article que chacun de nous deux lui avait proposé. C’est ainsi que j’ai fait la connaissance de Jules Arbec. Il effectuait sa scolarité de maîtrise en histoire de l’art à l’Université de Montréal où, justement, je travaillais.
Il était facilement repérable, arpentant sans relâche le campus de sa démarche claudicante. Infatigable, il s’occupait des personnes, comme lui, handicapées; il dirigeait les pages artistiques du Quartier latin, le journal des étudiants; il dirigeait également la Société artistique de l’Université en organisant des expositions et des concerts. Pour ma part, j’étais chargé de faire la publicité de ces événements. C’est ainsi que je me suis vite aperçu de la grande étendue de sa culture, et surtout de la haute précision de ses connaissances. Il avait trente ans.
La paralysie cérébrale qui donnait à ses mouvements leur brusquerie ne l’a pas empêché, un peu plus tard, de se rendre à Paris pour y retrouver Jean Mitry, célèbre historien du cinéma, et de parfaire auprès de ce maître une formation de réalisateur.
À son retour, à Montréal, en 1972, il a tenu la rubrique « Arts plastiques » au journal Le Devoir jusqu’en 1976.
Dans les années 1970, Jules Arbec était une star : tout le monde le connaissait. Voilà sans doute pourquoi Michel Moreau, réalisateur de documentaires, décide alors de tourner un film dont le personnage principal est Jules Arbec. Moyen métrage (72 minutes) en couleur, Jules le magnifique prend l’affiche en février 1977 avec succès : le film est vu par 6 000 spectateurs. Aujourd’hui encore, il figure régulièrement au programme de la Cinémathèque québécoise. Ce film comporte une séquence bouleversante. On y voit Jules Arbec recevoir son diplôme. En toge et en bonnet carré, il gravit laborieusement les marches qui le mènent sur la scène du grand amphithéâtre de l’Université de Montréal. Dans le plus grand silence, il fait les quelques pas qui le séparent du maître de cérémonie qui l’accueille et lui remet son parchemin en égrenant les mots d’usage qui s’achèvent sur « … avec les félicitations du jury ! », déclenchant aussitôt les applaudissements et l’ovation de la salle. Merveilleux moment !
Tout au long de sa vie, Jules Arbec va inlassablement visiter les ateliers d’artistes, les galeries d’art, les musées et rédiger de nombreux articles dans diverses publications, et notamment dans Vie des Arts. Il analyse les œuvres d’artistes parmi les plus célèbres (Riopelle, Letendre, le frère Jérôme…), mais aussi celles d’artistes moins connus dont il contribue à révéler les productions. Il assimile sémiologie et structuralisme ; il maîtrise les clés du modernisme, du postmodernisme, de l’art conceptuel ; il traite de tous les genres : peinture, gravure, sculpture, installation, performance. Son écriture est toujours limpide. Il élargit progressivement son rayon d’action en publiant des essais monographiques et en devenant commissaire d’expositions.
Parallèlement, Jules Arbec défend la cause des personnes handicapées, particulièrement dans les fonctions de membre du conseil d’administration de l’Association de la paralysie cérébrale (1972-1980), puis d’employé de l’Office des personnes handicapées du Québec (1980-1986). Il donne volontiers des conférences dans les écoles pour stimuler les jeunes souffrant de maladies invalidantes. Il m’est arrivé de l’accompagner. Face à son auditoire, il se donnait en exemple, et au sujet de son état, il déclarait : « C’est l’fun ! Vous voyez, j’ai développé un sens de l’humour qui dépasse le simple sens de l’humour. Plus sérieusement, j’essaie de me valoriser en me plaçant dans la position de pouvoir donner quelque chose à quelqu’un. »
Jules Arbec, en effet, savait se montrer grand prince. Chaque année, le deuxième samedi du mois de janvier, il organisait une fête dans son logement. Il accueillait alors une bonne centaine de personnes : des amateurs d’art, des galeristes, des artistes de toutes disciplines (danse, théâtre, musique, arts visuels). Chacun apportait une bouteille et un plat. On dansait et on chantait pour célébrer l’année naissante jusqu’aux petites heures du matin. Quel meilleur témoignage d’estime recueillait là Jules Arbec !
Des nombreuses qualités dont était doté Jules Arbec, outre son sens de l’humour, je veux souligner ici le courage car les préjugés qu’il faut affronter quand on est bancal sont inimaginables. Lucide, il notait : « Les barrières ne sont pas toujours là pour être surmontées : il faut emprunter une autre voie. Je me suis prouvé que je pouvais faire des choses où mon handicap me permet d’obtenir une grande considération. L’art, à cet égard, a été ma planche de salut.»
Tel était Jules Arbec, un ami, un sage. Magnifique ? Soit. Mais plus encore : admirable !