L’hiver dernier, en toute cohérence avec les termes qui composent son appellation, la galerie C.O.A. (acronyme de Créateurs d’œuvres atypiques) a amorcé l’année avec l’exposition OUT 2023. Avec cette troisième édition, le propriétaire et commissaire de la galerie, Jean-Pascal Fournier, souhaitait inclure à nouveau des artistes d’art outsider dans sa programmation pour ainsi permettre au public de rencontrer leurs œuvres, et ce, dans un lieu professionnel, sensible et accueillant.

En contextualisant cette exposition dans le panorama actuel des arts visuels, on constate que cette initiative est plus que marginale puisque C.O.A. est l’une des rares galeries commerciales à diffuser et à représenter – notamment – des artistes neurodivergentes et neurodivergents. Alors que plusieurs institutions françaises et états-uniennes collectionnent, conservent et diffusent des œuvres d’art dit « brut »1 (Collection de l’art brut de Lausanne, LaM, Centre Pompidou, Halle Saint-Pierre, etc.), souvent produites par des artistes de la neurodiversité, on remarque que ce type de pratique est, au Québec, presque uniquement associé à des organismes à vocation sociale, comme Les Impatients, Vincent et moi ou Folie/Culture.

En effet, les milieux commerciaux et institutionnels des arts visuels ne soutiennent généralement pas de façon explicite les pratiques liées à l’art outsider ou brut. Pourquoi cette mise à l’écart tend-elle à perdurer au Québec ? Est-ce à cause des questionnements que l’art outsider peut éveiller quant à la notion du statut professionnel de l’artiste2 ? Ou bien avons-nous si peu évolué collectivement que les attitudes de mise à l’écart des artistes outsider sont toujours aussi présentes qu’à l’époque où Les Impatients se voyaient refuser l’occupation du Château Dufresne3 ?

Vue de l’exposition OUT 2023 (2023), Galerie C.O.A. Photo : Jean-Michael Seminaro

HISTORICITÉ

L’« art brut » ou l’« outsider art » sont des appellations artistiques dont les paradigmes de définition ont varié en fonction de la conception que les gens en eurent. Pour en comprendre les fondements sociologiques, artistiques et historiques, nous devons retourner à la fin du XVIIIe siècle, alors que l’on commençait à étudier la question du primitivisme dans l’art. À cette époque, critiques et artistes étaient en quête de la source universelle de la créativité4. Au cours du XXe siècle, l’engouement pour le primitivisme quitta Paris et gagna New York, avec les surréalistes et d’autres artistes inclassables de l’avant-garde qui puisaient leur inspiration notamment dans des créations réalisées par différentes catégories de « non-artistes »5. Au début des années 1920, les médecins continuaient à accorder une valeur sémiologique aux créations de leurs patientes et patients psychotiques, croyant que la valeur artistique perçue était liée à l’expression de leur état psychologique. La publication de l’ouvrage Bildnerei des Geisteskranken (Expressions de la folie) en 1922 fut déterminante, car il s’agit du premier livre scientifique à avoir mis en lumière les qualités esthétiques et artistiques de ces oeuvres6.

À l’heure actuelle, il n’y a pas de consensus quant aux définitions de ce que sont l’art brut et l’art outsider. Pour certaines personnes, ces étiquettes sont connotées péjorativement, alors que pour d’autres, elles ne consistent qu’en un état de fait par rapport aux artistes dont il est question. Certaines autrices et certains auteurs mentionnent aussi que ces pratiques aux frontières poreuses et insaisissables semblent parfois avoir fusionné avec l’art contemporain (pensons aux procédés automatistes et aux pratiques caractérisées par la « spontanéité, [la] rapidité d’exécution, [la] saturation, [l’]accumulation, [la] collecte [… et la] récupération7 »). Dans le cas de l’exposition OUT 2023, l’idée était de faire valoir une vision humaniste du rôle de l’art contemporain, en créant une nouvelle occasion de voir la vie, à travers des regards pluriels.

LA NÉCESSITÉ DE BRISER LE QUATRIÈME MUR

Dans l’espace de la galerie C.O.A. cohabitaient des œuvres des artistes neurodivergents Edon Descollines (Canada) et King Nobuyoshi Godwin (États-Unis), et des artistes neurotypiques Andrea Myers (États-Unis) et Danielle Winger (États-Unis). Cette proposition permettait de constater le talent et le sérieux de toutes les personnes créatrices qui présentaient alors leur travail. Cette exposition, touchante et authentique, contrebalançait l’aura élitiste et hermétique encore trop souvent associée aux galeries commerciales d’art actuel.

Edon Descollines, Sans titre (2022), crayons de couleur sur papier, 43,2 x 35,6 cm. Photo : Jean-Michael Seminaro. Courtoisie de la Galerie C.O.A.
Edon Descollines, Sans titre (2022), crayons de couleur sur papier, 43,2 x 35,6 cm. Photo : Jean-Michael Seminaro. Courtoisie de la Galerie C.O.A.

La démocratisation de l’art outsider contribue à éliminer une forme d’étiquette apposée aux artistes neurodivergentes et neurodivergents en portant un regard sur la richesse de leurs propositions. En cette période de nécessaire prise de conscience collective face aux iniquités persistantes et à l’invisibilisation des minorités, il importe de rappeler que, selon plusieurs études, le simple fait de souffrir d’un trouble de santé mentale ou de vivre avec une forme de neurodivergence peut engendrer une mise à l’écart sociale8.

Issu du monde du théâtre, Jean-Pascal Fournier souhaite briser l’intangible barrière qui sépare les personnes neurodivergentes et le grand public ; de la même manière que l’on brise le quatrième mur pour rappeler à l’audience qu’elle fait partie du scénario qu’elle contemple et qu’elle y joue aussi un rôle.

VERS UNE RECONNAISSANCE DES PRATIQUES OUTSIDER

Tout comme on peut l’observer dans le milieu des arts vivants depuis plusieurs années, la diffusion d’œuvres produites par des artistes neurodivergentes et neurodivergents permet l’appréciation d’une richesse culturelle inestimable et trop longtemps occultée. Ainsi, des initiatives comme OUT 2023, ou encore l’exposition D’un œil différent (présentée à l’Écomusée du fier monde du 15 au 26 mars 2023), contribuent à déboulonner les mythes et la stigmatisation entourant les personnes neurodivergentes.

En cherchant à défier les catégories de création, on évite la perpétuelle mise à l’écart des artistes outsider, dont le travail correspond à une pensée moins académique. Et tant mieux ! Car cette distanciation entre les artistes semble aussi archaïque que les préjugés qui en ont été la source. Il est donc heureux et souhaitable que le milieu contemporain des arts visuels continue à accroître sa représentativité sociétale.

King Nobuyoshi Godwin (2022), vue de l’exposition OUT 2023, Galerie C.O.A. Photo : Jean-Michael Seminaro. Courtoisie de la Galerie C.O.A.

1 Dans son ouvrage L’art brut. L’instinct créateur (2006), Danchin explique que l’art dit « brut » est spécifiquement réalisé par des personnes qui n’ont pas étudié les arts visuels et qui sont donc exemptes des conceptions normatives enseignées quant à ce champ artistique.

2 Ève Lamoureux, Julie Bruneau et Claude G. Olivier, « Art et action culturelle au sein du mouvement communautaire au Québec. Un apport protéiforme aux luttes », dans InterReconnaissance. La mémoire des droits dans le milieu communautaire au Québec, dir. Francine Saillant et Ève Lamoureux (Québec : Presses de l’Université Laval, 2018), p. 239-264.

3 En 1998, le voisinage et des groupes sociaux font pression pour que le Château Dufresne n’accueille pas de patientes et de patients en psychiatrie. Le projet de faire de ce lieu un espace de création et d’exposition est alors mis de côté par la Ville de Montréal. Céline Lamontagne et Lorraine Palardy, « Les Impatients : un parfum de santé », Santé mentale au Québec, 40, no 2 (été 2015), p. 287-302.

4 Paola Delfino, Asahi Higashi et Abril Padilla, « Le brut en tant que matière, en art et en musique  », Revue des sciences sociales. Université de Strasbourg, no 56 (2016), p. 104-115, en ligne, https://doiorg.proxy. bibliotheques.uqam.ca/10.4000/revss.417.

5 Ibid., p. 104.

6 Hans Prinzhorn, Expressions de la folie : dessins, peintures, sculptures d’asile, 2e éd., traduit de l’allemand par Alain Brousse et Marielène Weber (Paris : Gallimard, 1984).