Les arts visuels, les invisibles de la crise ?

Le 1er octobre dernier, une grande partie des lieux d’arts visuels fermaient leurs portes pour faire suite aux consignes gouvernementales, dans une certaine confusion. Une mesure dont le milieu des arts dénonce notamment l’incohérence.
Lorsque le gouvernement du premier ministre Legault a annoncé la fermeture des espaces d’exposition le 29 septembre, un flou artistique s’est installé autour de la définition de ces lieux d’art visuel. Qui doit fermer ? Qui peut rester ouvert ? Quelques centres d’art ont fermé leurs portes sans attendre plus d’éclaircissements. « C’était clair pour nous, mais la confusion était plutôt du côté des clients : on recevait des messages et appels de gens qui voulaient savoir si on était ouverts », raconte Abdelilah Chiguer, codirecteur de la Galerie 3 à Québec. Le Regroupement des centres d’artistes autogérés du Québec (RCAAQ) a pour sa part accueilli la nouvelle « avec grande déception et beaucoup de confusion ». Interpellé sur la question, le gouvernement a finalement éclairci ses consignes : les centres d’artistes, considérés comme des organismes communautaires, les lieux de diffusion et d’exposition doivent fermer, tandis que les galeries, à vocation commerciale, les lieux de production, les ateliers et administrations peuvent rester ouverts. C’est sans compter qu’un centre d’artistes a souvent la double fonction de produire et diffuser…
Dès le 1er octobre, le RCAAQ a souligné l’incohérence de la décision gouvernementale : « Ayant le statut de petits organismes culturels, les centres d’artistes voués à la diffusion s’apparentent davantage du fait de leur taille aux galeries d’art commerciales, ayant des dispositifs d’accueil quasi identiques pour les visiteurs des expositions. Se côtoyant parfois dans un même édifice ou au même étage, les galeries d’art peuvent aujourd’hui demeurer ouvertes et accessibles au public, pendant que les centres d’artistes doivent fermer boutique. Cette division qui place les uns dans le domaine commercial et les autres dans celui du culturel ou du communautaire démontre bien l’absurdité qui se produit actuellement sur le terrain ». Le RCAAQ souligne en outre que, comme les autres organismes culturels, les centres d’artistes se sont organisés de manière exemplaire pour adopter les mesures sanitaires nécessaires pour protéger aussi bien les artistes et les employés que le public.
Pour Norbert Langlois, codirecteur de la Galerie 3, la fermeture des lieux d’exposition est d’autant plus désolante, car « un musée est le lieu le plus sécuritaire au monde : on ne touche à rien, il y a une sécurité sur place, on ne s’approche pas des œuvres, il n’y a pas de foule et les systèmes de ventilation des musées sont extrêmement efficaces, pour contrôler l’humidité. On ne peut pas réduire le risque quand le risque n’existe pas ; et dans notre secteur, il est quasiment nul ». D’aucuns dénoncent une décision gouvernementale en « deux poids, deux mesures » pour un même secteur qui vit en écosystème. « La plupart des gens qui nous visitent font le tour du quartier, ils vont dans un centre d’artistes avant de venir à la galerie, décrit Abdelilah Chiguer. C’est comme ça que fonctionnent les arts visuels. C’est une visibilité conjointe ; et qui vient d’être amputée. »
Pour beaucoup d’acteurs des arts visuels, l’incohérence relevée dans les décisions gouvernementales montre encore une fois le manque d’intérêt des dirigeants pour le milieu de l’art.
Des impacts économiques et psychologiques
Les artistes sont-ils sacrifiés dans cette crise ? C’est l’affirmation qui revient dans le milieu. Indigné, le RCAAQ parle « d’instrumentalisation de la culture par le gouvernement. « Un manque de considération », selon les codirecteurs de la Galerie 3, qui trouvent peu équitables les mesures imposées aux artistes qui ont préparé une exposition pendant des mois et qui ne pourront finalement pas présenter leur travail. L’impact économique sera en effet lourd pour les acteurs du milieu de l’art. « La fermeture de ces lieux, que nous considérons comme indispensables à la relance de l’économie et du domaine culturel, va engendrer des annulations d’expositions et d’autres projets artistiques. Ceci aura pour conséquences de plonger une nouvelle fois les artistes et les travailleurs culturels dans la précarité et dans l’incertitude face à leur avenir, indique le Regroupement des artistes en arts visuels du Québec (RAAV). Les artistes en arts visuels vont une nouvelle fois devoir se battre pour vivre de leur art. »
Mais l’impact de cette mesure gouvernementale est aussi psychologique. Les associations d’artistes dénoncent l’annulation de projets qui sont certes nécessaires à la continuité de la carrière des artistes et au maintien de la vitalité économique de la société, mais qui contribuent également au bien-être psychologique de la population, à la santé et à la cohésion du tissu social. Le milieu des centres d’artistes « veut agir en solidarité avec l’effort collectif de combattre les éclosions du virus et de sauver des vies, et d’autre part, il veut exprimer son indignation face à l’instrumentalisation de la culture par le gouvernement qui peine à reconnaître aux arts leur rôle essentiel », regrette le RCAAQ. C’est pour préserver cette fonction que la Galerie 3 a décidé de maintenir ses expositions accessibles aux visiteurs, « pour permettre d’avoir accès à une fenêtre de réflexions et de rêveries » – même s’il lui serait plus facile de fermer ses portes pour ne recevoir que des clients et privilégier les transactions. « Nous constatons comme vous le grand vide que laissera la fermeture de nombreux lieux de diffusion de la culture et bien que nous ne remettions pas en question la sécurité du public, nous pensons que l’art est essentiel, que c’est en soi un lieu de rencontre, de réflexions et d’évasion grandement nécessaire », écrivaient les codirecteurs dans leur infolettre.
Désert médiatique
Pour beaucoup d’acteurs des arts visuels, l’incohérence relevée dans les décisions gouvernementales montre encore une fois le manque d’intérêt des dirigeants pour le milieu de l’art. « Quand on fréquente les lieux d’art, on se rend compte de leur réalité », tranche Abdelilah Chiguer. Et son collègue de renchérir : « Il y a un manque de compréhension du milieu. Si le premier ministre était amateur d’arts visuels, ça se passerait sans doute autrement ! » Un manque d’intérêt… et de connaissance ? Oui, selon le RCAAQ : « La consternation est d’autant plus grande en constatant la méconnaissance persistante des instances politiques envers le terrain des arts actuels, étant hybride et diversifié, composé d’une multitude de cas de figure et de modèles de fonctionnement ». Des cas de figure bien éloignés des grands établissements muséaux, auxquels les centres d’artistes ou les galeries d’art sont souvent associés dans les discours politiques.
Les nouvelles mesures mises en place dans les zones rouges font aussi ressortir le désert médiatique autour des arts visuels, déjà présent avant, mais que la pandémie a accentué. En effet, les discours des médias comme du gouvernement concernant le secteur des arts ont tendance à se concentrer sur les arts de la scène et la télévision, laissant les arts visuels dans l’ombre. Le RAAV a pour sa part interpellé la ministre de la Culture et des Communications en demandant que les arts visuels ne soient pas laissés pour compte et que des mesures concrètes soient mises en place pour accompagner les artistes. Pour Abdelilah Chiguer, il faudrait que la voix des artistes en arts visuels soit entendue par le gouvernement, qu’ils soient assis à la même table de discussion que les gens de l’Union des Artistes ou de la télévision. Norbert Langlois acquiesce : « La contrainte est la mère de la créativité. Alors c’est peut-être le moment de changer les choses ? On ne veut pas rester les invisibles… »