L’art urbain (street art) fait de plus en plus partie de notre environnement. L’espace public est devenu un espace d’expression. Le phénomène est mondial et il investit les murs de toutes les grandes métropoles, New York, Paris, Berlin, Bruxelles, Buenos Aires, Shanghai.

Dessiner sur un mur à la bombe ou au posca (marqueur à pointe large) est toujours considéré comme un acte de vandalisme. Des interventions sont pourtant autorisées, soit pour répondre à des commandes privées, soit à l’occasion de grands rassemblements internationaux organisés annuellement par de nombreux pays, au cours desquels les artistes peuvent réaliser des œuvres monumentales en bénéficiant de tout le support technique nécessaire. Dans le jargon du milieu, ces fresques sont surnommées « pieces », diminutif de « masterpieces ». Cette forme de peinture murale (qu’il ne faut pas confondre avec les graffitis et les tags de nos ruelles) a fait l’objet d’une heureuse initiative à Montréal en juin 2013. Grâce à l’agence de marketing artistique LNDMRK (prononcer landmark), un premier festival international d’art public urbain, sobrement intitulé MURAL, s’est déroulé le long du boulevard Saint-Laurent, entre l’avenue du Mont-Royal et la rue Sherbrooke. L’enthousiasme suscité auprès du public et la qualité des œuvres produites sont incontestables. D’ailleurs, les organisateurs préparent une deuxième édition, qui aura lieu du 12 au 15 juin 2014. Pour bien comprendre les enjeux de cet événement culturel, dont l’objectif avoué par André Bathalon, son directeur des communications, est de faire de Montréal un « pôle artistique incontournable en Amérique du Nord », il faut bien reconnaître que l’art urbain ne se confine pas aux graffitis irritants, rapidement griffonnés pour le seul plaisir de faire sa marque.

Depuis les années 1970, une nouvelle forme d’expression avait fait son apparition… dans la rue. Il s’agit d’un véritable mouvement dont les origines sont américaines. Visible au quotidien par les passants, il se développe en opposition aux courants dominants issus des écoles d’arts visuels. Il se répand graduellement en périphérie des réseaux bien établis de l’art contemporain, parallèlement à la diffusion rapide de la sous-culture hip-hop, à laquelle il faut l’associer. À Philadelphie, New York et sur la côte Ouest, les murs et les métros sont vite recouvert de tags et de graffitis spectaculaires. À la suite de la mise en marché de la bombe aérosol de peinture aux couleurs vives, le geste pictural se renouvelle. Au début, cet art éphémère bénéficie de l’effet de surprise. Sa forme la plus répandue, celle de la lettre stylisée de grande taille plus ou moins lisible sauf par les initiés, se classe la plupart du temps en trois principales catégories : la « block letter » aux formes carrées ou rectangulaires ; la « bubble letter », aux formes arrondies, et le « wildstyle » aux lettres entrelacées. À Montréal, on peut comparer ces différentes formes d’écriture rue Sainte Catherine à proximité de la rue de Bullion. Pour le néophyte, les nombreux exemples qui s’y trouvent rassemblés peuvent servir de figures de référence.

D’autres moyens techniques plus sophistiqués tels que le pochoir, le collage (papier enduit de colle à base de farine) et le sticker (autocollant de petit format) sont également utilisés par l’artiste/graffeur pour faire sa marque. Ceux qui s’approprient ainsi l’espace urbain souhaitent souvent garder l’anonymat et adoptent un pseudonyme ou un nom de code.

Parmi les diverses interventions urbaines, la peinture murale monumentale s’impose par sa fonction éminemment décorative. Sa recrudescence est sans doute liée à la possibilité de munir les bombes aérosols d’un embout qui fournit une plus grande largeur de jet, ce qui facilite la création d’une image à la dimension d’un mur. Ces « pieces » peuvent être réalisées par un individu travaillant en solo ou par une équipe de graffeurs (crew).

Animé par une volonté d’être accessible aux masses, l’art urbain contemporain se distingue par une figuration qui emprunte son iconographie à différentes formes populaires d’illustration, comme la bande dessinée et les dessins animés (Disney) ou encore les comix diffusés clandestinement (underground) durant les années 1970. Les artistes s’inspirent également d’images rétro des films d’horreur américains des années 1950-1970, de préférence de la série B, des films de science-fiction, et des jeux vidéo de leur enfance. Toutes ces sources proviennent d’une sous-culture antiélitiste qualifiée de « lowbrow » par le bédéiste américain Robert Williams, qui lança en 1994 la revue Juxtapoz pour faire connaître et valoriser cette forme d’art, alors en opposition avec le « highbrow art » réservé à l’élite des musées.

Aujourd’hui, les artistes de la nouvelle génération hip-hop refusent cette frontière étanche entre les traditionnels beaux-arts et un art jugé trop commercial. Non sans ironie, ils proposent une étiquette plus positive, « Newbrow Art », qui permet des croisements entre toutes les formes d’expression. La montée de ce mouvement est bien décrite dans un film réalisé en 2009 par le cinéaste américain Tanem Davidson, Newbrow. Contemporary Underground Art. Ce documentaire a été présenté à Montréal au Cinéma du Parc durant l’été 2013. La tenue du festival MURAL et la réalisation d’une vingtaine de fresques monumentales, qui constituent une sorte d’exposition en plein air, témoignent d’une bonne intégration de ce mode d’intervention dans l’espace urbain montréalais.

Parmi les artistes montréalais qui ont participé au festival MURAL, on trouve les noms de Omen, Jason Botkin, Stikki Peaches, Labrona, Paria Crew, Stare, et Le Bonnard, ainsi que les collectifs Wzrds Gng, En Masse et A’Shop. De Toronto, Other. De New York, Gaia. Des invités de renommée internationale ont également contribué au projet : Escif et Ricardo Cavolo, Espagne ; ROA et Squid Called Sebastian, Belgique ; Phlegm, Angleterre ; Pixel Pancho, Italie ; Reka One, Australie ; Christina Angelina, États-Unis ; LNY, Équateur ; et Chris Dyer, Pérou. 


STIKKI PEACHES
 Nouveau venu sur la scène de l’art de rue, il se distingue par sa maîtrise d’un médium fragile et éphémère : le collage grand format. Depuis quatre ans, ses personnages détourés grandeur nature surgissent un peu partout dans Montréal et dans les grandes cités européennes. Souvent apposés sur une vieille porte, qui se transforme ainsi en tableau encadré, ils dialoguent avec les passants. Ses collages sont tranquillement fabriqués dans son atelier, ce qui leur confère une apparence très soignée, comme dans sa représentation de BatBond et Robin. Son iconographie fait souvent référence aux super-héros de la BD et des films d’action qui ont marqué son adolescence, ou aux icônes flamboyantes de la musique pop, telles que Madonna, Lady Gaga ou Michael Jackson. Dans le personnage central de son œuvre BatBond, un hybride qui réunit deux de ses super-héros préférés, la tête masquée de Batman est posée sur l’élégant smoking de l’agent secret 007. Il s’agit sans doute d’un autoportrait dissimulé de cet artiste énigmatique et discret, qui ne pose ses collages que la nuit.

Afin d’allier la puissance des mots à celle de l’image, il associe de manière répétitive une phrase-clé qui pose au passant une question teintée d’humour : What if Art Ruled the World?

PHLEGM Ce Britannique originaire de Sheffield est l’auteur et l’éditeur d’une bande dessinée singulière à tirage limité, les PHLEGM COMICS, dont les récits se déroulent dans un décor inspiré de villes médiévales. Les personnages intrigants et humoristiques de ses murales sont tirés de cette BD. Ils sont émaciés et encapuchonnés dans une curieuse tunique dont seuls émergent les yeux. Son univers imaginaire très personnel recoupe celui de l’art fantastique. Virtuose du dessin, l’illustrateur-artiste travaille en noir et blanc. La précision et la complexité surprenantes des détails proviennent des illustrations de ses livres exécutés à la plume. Lorsqu’il réalise une murale extérieure sur un bâtiment, il se laisse inspirer par le lieu. Il est donc normal qu’il représente un sculpteur à l’œuvre devant la célèbre entreprise de monuments funéraires L. BERSON & FILS.

ROA Natif de Gand en Belgique, ROA peint dès son adolescence durant les années 1980. Influencé au départ dans son approche par le mouvement hip-hop américain, il s’en distingue rapidement par une iconographie singulière inspirée par une véritable passion pour les animaux. Il se déplace d’un festival à l’autre, et ses murales représentent toujours un animal typique du pays : un coq au Mexique, un numbat en Australie, un poisson en Norvège, et donc un bison surmonté d’un petit rongeur au Canada. Ses animaux surdimensionnés sont porteurs d’un message : la croissance urbaine pourrait devenir une menace pour le monde animal. Il dessine à la bombe avec une technique époustouflante, dans un style graphique en noir et blanc. Et termine avec un marqueur pour les détails plus fins, tels que les poils.


Dates repères

1971 Cityscapes. Premier projet de peintures murales figuratives pour embellir la ville financé par la compagnie de tabac Benson & Hedges. Soudaine prolifération d’un art urbain d’inspiration populaire. Formation de groupes de muralistes : 1971, Design Animation, et L’Escouade de la muralité ; 1972, les P’tits Soleils, et Les Murs nous parlent ; 1973, Monte-en-l’air. Leurs murales privilégient une figuration féerique ou ésotérique. Claude Guité y occupe une place centrale.

1972 Au cœur du quartier hippie, avenue du Président-Kennedy, Jacques Sabourin et Claude Dagenais réalisent la désormais célèbre murale Sans titre qui représente des lèvres psychédéliques d’où s’échappe de la fumée blanche.

1975 (circa) 80 murales ont déjà été réalisées dans la ville. Apparition des premiers graffitis figuratifs signés Zilon ou GB.

Entre 1981 et 1986 Hubert Simard et le groupe Mur-Murs réalisent plusieurs fresques monumentales.

1988 Parution d’un livre qui accorde une place prépondérante aux muralistes montréalais : Murs et Murales, par Louise Letocha et Louise Poissant, aux Éditions du Trécarré.

1990 Les tags (signatures sommaires en lettres stylisées) associés à la culture hip-hop se répandent sur les murs de Montréal. Une première génération de graffeurs signe Flow, Sike, Stack, Timer… Exécutés clandestinement, ces tags sont suivis par d’autres moyens d’intervention dans l’espace public : collages, pochoirs et autocollants. Flow obtient une couverture médiatique sans précédent en posant sa signature sur une haute poutrelle du pont Jacques-Cartier.

1991 Ouverture de la Galerie Yves Laroche, qui présente des œuvres d’art « lowbrow », rue Saint-Paul dans le Vieux-Montréal (la Galerie est située aujourd’hui au 2010, boulevard Saint-Laurent).

1996 Première campagne municipale anti-graffiti. Pour familiariser le public avec l’art de la rue et remettre en question les préjugés qui l’entourent, un événement d’une journée intitulée Aerosol Funk, organisé par Sterling Downey, fondateur de la compagnie UrbanX-Pressions, et Flow, réunit pour la première fois 16 tagueurs-graffeurs locaux. Environ 200 spectateurs sont présents à la Galerie Jaune. En août, on récidive avec 22 artistes provenant de tout le Canada. Le festival Under Pressure, qui rappelle les « bloc parties » des années 1970 à New York, rassemble pour une journée sur un terrain vacant à l’angle des avenues du Mont-Royal et Henri-Julien, graffeurs, DJ’s et adeptes du hip-hop, du break dance et du skate board. Le nombre de spectateurs augmente, il atteint 500. Depuis lors, l’événement est devenu annuel.

1997 Ouverture du Café Graffiti, rue Sainte-Catherine, dans le quartier Hochelaga- Maisonneuve. Animé par Raymond Viger, cet établissement devient rapidement une galerie et un lieu de rencontre pour les jeunes graffeurs. Le Café est une référence internationale pour la culture hip-hop à Montréal.

1999 Lancement du magazine Under Pressure distribué dans plusieurs pays étrangers pour faire connaître les graffeurs canadiens.

2000 Premier symposium sur le graffiti à Montréal à la Galerie TransArt, rue Sainte-Catherine, organisé par Urban X-PRESSIONS que dirige Sterling Downey, légendaire défenseur des graffitis autorisés.

2003 L’arrondissement de Lachine se dote d’un Programme graffiti avec deux objectifs : sensibiliser la population à l’art urbain et encadrer la qualité du travail des jeunes graffeurs. Leur Magazine 4AM est distribué gratuitement.

2004 Formation du collectif Paria Crew à Montréal par Zema et Frank Lam. Il regroupe une trentaine d’artistes très actifs. Formation du collectif Wizards Gang (Wzrds Gng).

2006 10e anniversaire du festival annuel Under Pressure dont la renommée s’étend dans toute l’Amérique du Nord. Il se déroule dans les rues avoisinantes des Foufounes Électriques (rue Sainte-Catherine). On note la présence très remarquée du fondateur de la culture hip-hop, le célèbre DJ jamaïcain Kool Herc.

2009 Fondation de la revue Décovermag par Étienne Martin et Cédric Taillon. Un groupe de muralistes indépendants qui travaillent souvent ensemble depuis une douzaine d’années forment le collectif A’Shop.

2010 Première exposition du groupe néo-pop En Masse fondé en 2009 par Jason Botkin et Tim Barnard. Rue Saint-Paul, les murs de la Galerie Pangée sont entièrement recouverts par une œuvre collective free style. Les quatorze artistes sont graffeurs, illustrateurs, bédéistes ou affichistes.

Au cinéma AMC, projection du film Exit trough the Gift Shop, qui met en vedette le célèbre graffeur anglais Bansky.

2011 Fondation de la Galerie Fresh Paint par Sterling Downey. Située rue Sainte- Catherine, elle organise des « batailles » mensuelles au cours desquelles des artistes peignent en direct devant les spectateurs. Depuis 2013, l’événement Beaux Dégats a lieu aux Foufounes électriques.

2012 Ouverture de la Galerie Espace Robert Poulin dans l’édifice Belgo, 372, rue Sainte-Catherine, consacrée en partie aux artistes « lowbrow ». À l’occasion de l’exposition Big Bang au Musée des beaux-arts de Montréal, le collectif En Masse est invité à recouvrir entièrement une salle d’une œuvre éphémère free style. Fondation de l’agence de marketing artistique LNDMRK (prononcer landmark) et de la société à but non lucratif MURAL par Nicolas Munn Rico, Yan Cordeau, Alexis Froissart et André Bathalon.

2013 Premier festival international d’art de rue intitulé MURAL. Organisé en juin boulevard Saint-Laurent, entre l’avenue du Mont-Royal et la rue Sherbrooke, par la Société de développement du boulevard Saint-Laurent et LNDMRK, il réunit une trentaine d’artistes locaux et internationaux.

Ouverture de la Galerie Station 16 consacrée à l’art de rue diffusé à des prix abordables, au moyen de sérigraphies produites en édition très limitée. Située boulevard Saint-Laurent, elle est codirigée par Emily Robertson et Adam Vieria.

18e édition du Festival Under Pressure en août.

Projection du film de Tanem Davidson Newbrow. Contemporary Underground Art au Cinéma du Parc.

2014 Du 12 au 15 juin, deuxième édition du festival MURAL, boulevard Saint-Laurent, à Montréal.