Depuis mars 2021, un nouveau terme a fait son apparition dans la culture populaire : les NFT, soit les jetons non fongibles (ou non-fungible token). L’intérêt qu’on leur porte dans les médias généralistes a été alimenté par la vente record de l’œuvre de Beeple, un crypto-artiste pourtant inconnu du monde de l’art traditionnel. Son œuvre Everydays: The First 5000 Days (2007-2021) a été vendue 69 millions de dollars chez Christie’s. Une autre vente ayant eu lieu en avril 2021, « Sotheby’s x Pak ‘The Fungible’ », a généré 16,8 millions de dollars sur Nifty Gateway, l’une des plateformes populaires pour le commerce des NFT. Si ces résultats de ventes publiques fascinent, on peut se demander si les NFT sont réellement l’eldorado pour les artistes diffusant sur des réseaux numériques.

DES ŒUVRES UNIQUES TRANSIGÉES SUR LA BLOCKCHAIN

Un NFT est une œuvre (image, vidéo, art sonore, GIF, etc.) collectionnable et unique qui circule sur la blockchain, un système décentralisé qui permet le partage d’informations d’un bloc à l’autre. Les premières images à collectionner créées sur la blockchain (on dira alors qu’elles sont minted), telles que Rare Pepe WalletCryptokitties et CryptoPunk, sont apparues au milieu des années 2010. Elles y étaient créées, fragmentées, éditées, achetées, (re)vendues, ou même détruites par leur créateur. La spécificité des œuvres sur la blockchain est qu’elles sont traçables au fil des reventes grâce aux contrats intelligents qui permettent l’unicité des transactions financières dans un nouveau système bancaire de gré à gré. Avec ces contrats qui lient toute transaction, un droit de suite est notamment remis à l’artiste à chaque revente, et parfois même aux collectionneurs précédents. Par ces nouvelles possibilités en termes de programmation dans la production, la commercialisation et la diffusion de l’art numérique, les artistes sur la blockchain peuvent désormais exercer un plein contrôle sur la vie de leurs œuvres, contrairement aux œuvres qui circulent sur Internet et qui peuvent plutôt être copiées ad infinitum.

UN IMPACT SUR LES ACTIVITÉS ÉCONOMIQUES DE L’ART

La blockchain est née d’une vision crypto-anarchiste qui voulait initialement s’opposer au système capitaliste autoritaire grâce à la technologie. La crise financière de 2007-2008, provoquée par l’effondrement des grandes banques américaines, a encouragé l’implémentation de ce système financier de gré à gré, transparent et caractérisé par une décentralisation des pouvoirs qui, plutôt que d’être investis en une seule entité centrale, sont distribués entre les utilisateurs. Une décennie plus tard, l’un des constats est que la blockchain s’avère, paradoxalement, avoir un immense potentiel capitaliste.

L’art contemporain sur la blockchain fut magnifié par une hypermédiatisation dans un contexte économique et sociopolitique assez unique, et cette attention dont nous avons été témoins est celle d’une bulle spéculative, phénomène auquel l’art contemporain n’est pas étranger. Dans leur rapport The Art Market 2.0: Blockchain and Financialisation in Visual Arts, les chercheurs de l’Institut Alan Turing et de l’Université Oxford affirmaient déjà en 2018 que le marché de l’art est appelé à évoluer vers une « réalité inimaginée » grâce à la blockchain : « un monde où l’art n’a pas besoin de changer de mains pour atteindre une grande valeur, où la véracité est assurée, et où l’art se tisse dans un tout nouveau secteur » (p. 21). Ce nouveau secteur est constitué d’artistes professionnels ou non qui commercialisent leurs œuvres grâce à la nature démocratique de la blockchain.

La blockchain est née d’une vision crypto-anarchiste qui voulait initialement s’opposer au système capitaliste autoritaire grâce à la technologie.

Mais le paradoxe entourant cette économie alternative de l’art fait aujourd’hui l’objet d’une attention critique à laquelle contribuent de nombreux artistes en approfondissant les questions communicationnelles, politiques et économiques liées à cette technologie. C’est le cas de Simon Denny, qui se positionne dans les débats sur l’impact écologique du crypto-minage, ou la « cryptocène », en remettant la moitié des profits de la vente d’un NFT à un organisme caritatif écologique. Ou de l’artiste Ai Weiwei, qui remet quant à lui en question la capacité de changement du système traditionnel de légitimation et de création de valeur. Il déclara au magasine Vice à propos de la série PRICELESS réalisée en 2018 sur la blockchain en collaboration avec l’artiste conceptuel Kevin Abosch : « Ce n’est pas seulement que la blockchain détient un potentiel pour créer de l’art, mais plutôt qu’elle met en doute le système en place en permettant la création d’un système en dehors de ce qui est établi1. »

En somme, la technologie de la blockchain – comme les NFT – n’est pas nouvelle, selon l’artiste et commissaire Ruth Catlow dans la publication Artists Re:Thinking the Blockchain (2017), mais elle bénéficie aujourd’hui d’un nouveau narratif permettant de réorganiser les activités économiques de l’art en raison de ses fondements technologiques. Si la couverture médiatique des NFT a soulevé en quelques semaines plusieurs questions en termes de production artistique, de diffusion et de financiarisation de l’art, on peut certainement observer que cette technologie semble répondre à un besoin criant pour les artistes de diffuser et de distribuer leurs œuvres, et ce, sur des réseaux décentralisés et plus transparents.

 

(1) Traduction libre à partir de la citation originale en anglais : « It’s not about a potential for creating art, but, rather, to question the existing system and the potential to create a new system outside of the established one. »