Qu’en est-il aujourd’hui des rapports de l’humain au territoire, de leurs histoires mutuelles et du sentiment de territorialité ? Sont-ils révélateurs de nos relations complexes, parfois intimes, aux lieux que l’on habite, que l’on fréquente ou que l’on visite ? Inspirée d’œuvres récentes d’Andréanne Godin, je me penche sur des aspects de cette psyché, souvent au cœur du trouble d’écoanxiété que plusieurs d’entre nous ressentent. Premier texte d’une série en deux temps.

Du territoire au terrestre

Depuis plusieurs années déjà, Andréanne Godin explore son rapport personnel au territoire, notamment à la forêt abitibienne, jadis à proximité de la maison familiale. Dans l’installation L’endroit où tu existes encore (2022)1, une toile montée en hémicycle plongée dans la pénombre s’anime selon une modulation subtile de l’éclairage conçu par Karine Gauthier. Les passages lents d’une lumière rouge à un éclairage plus bleuté, et inversement, donnent vie à ce paysage forestier. L’émergence subtile de certains détails et l’effacement progressif d’autres sollicitent une attention contemplative, voire un recueillement. L’œuvre de pigments secs fait ainsi apparaître le crépuscule et la tombée du jour, des aurores boréales, des paysages enneigés et la fonte de neige au printemps. Elle évoque aussi les feux de forêt qui ont marqué l’Abitibi au début du XXe siècle, et l’activité géologique très ancienne caractéristique de cette région minière.

Le philosophe Bruno Latour suggère de désigner par le Terrestre cette puissance d’agir, qui, dans le contexte de la crise climatique, apparaît se retourner contre nous.

À l’inverse de la perspective habituelle, le territoire s’affiche ainsi animé d’une histoire qui lui est propre et comme un acteur à part entière dans une dynamique où intervient l’humain2. Le philosophe Bruno Latour suggère de désigner par le Terrestre3 cette puissance d’agir, qui, dans le contexte de la crise climatique, apparaît se retourner contre nous. La nature ne se contente plus d’un statut de décor, ou d’arrière-scène, auquel l’ont réduite des notions de progrès ou de modernité, liées notamment au colonialisme et à la révolution industrielle. Andréanne Godin représente ici la puissance dynamique de cet agent, aujourd’hui moins discret, voire parfois dévastateur.

Territorialités

Par ailleurs, chez elle, la représentation paysagère s’offre aussi comme une accumulation de souvenirs d’expériences et de promenades passées, émanant surtout de son enfance, mais aussi de déplacements ou de résidences. Dans l’exposition Réconcilier ton absence m’était impossible (2020), de petits tableaux aux effets de cadrages singuliers, présentés avec des branches d’épinette noire ou de bouleau et des roches granitiques striées de filons de quartz, suggèrent un regard intimiste incarné sur sa région d’origine.

Le retour vers soi au cœur de son travail s’éprouve alors dans un dialogue dynamique avec le territoire, où s’exprime le terrestre décrit plus haut. Comme le souligne la romancière et essayiste Siri Hustvedt dans son ouvrage Que sommes-nous ?4, nous appréhendons les personnes, les objets ou les lieux qui nous entourent selon de multiples points de vue simultanés. Nous habitons organiquement le monde au « je » et cette perspective est cruciale pour l’expérience. En contrepartie, cette ouverture nous confronte à la réalité du monde et à sa puissance d’agir, et modifie en conséquence ce que nous sommes et ce que nous ressentons. Fragments d’une conversation, les titres des installations de Godin soulignent d’ailleurs cette situation de dialogue perméable avec le territoire. En tant qu’objet même de ses œuvres, selon un point de vue « objectif » à la troisième personne, ces relations réciproques suggèrent une physicalité agissant de part et d’autre. C’est d’ailleurs en partie ce face-à-face, un individu à la fois, qui constitue l’objet d’exploration de cette artiste, bien plus qu’un paysage à proprement parler.

Dans l’exposition À travers les scènes de ta mémoire5, elle fait de cette expérience intime un territoire partagé avec autrui. Pour la création de l’œuvre Descriptions de paysage (2015), elle invite des personnes à lui décrire des sites naturels importants pour elles, qu’elle transpose ensuite en dessin selon son interprétation de ces souvenirs fragmentaires, souvent chargés. Son travail d’accumulation et d’estompe du pigment sec représente l’espace vaporeux de leur mémoire et de leurs affects qui marque aussi leur expérience des lieux. Plus qu’un territoire d’origine ou d’appartenance, la nature est explorée par Andréanne Godin en fonction de la dynamique propre à sa spécificité. Elle correspond aussi à un espace psychique, où la territorialité relève d’une sédimentation quasi géologique d’expériences intimes et personnelles, bien plus que d’un titre de propriété.


La partie 1 de la chronique, « Psyché terrestre », est publiée dans le no 269 – Hiver 2023.
La partie 2 est publiée dans le no 270 – Printemps 2023. La version numérique est disponible ici.

1 Présentée à OBORO du 9 avril au 15 mai 2022, cette installation constitue la troisième d’une série d’expositions sur ses souvenirs de l’Abitibi, après Réconcilier ton absence m’était impossible à la Galerie Nicolas Robert de Montréal en 2020 et Si bleu qu’est notre temps à Axenéo7 à Gatineau en 2021, aussi réalisée avec la collaboration de la commissaire Marie-Ève Charron.

2 Au début du XXe siècle, les brûlis d’abatis des colons ont été responsables de gros feux de forêt en Abitibi dans le Nord de l’Ontario. Mon grand-père paternel a été l’unique survivant de sa famille d’un des plus meurtriers d’entre eux.

3 Bruno Latour, Où atterrir ? Comment s’orienter en politique ? (Paris : La Découverte, coll. « Cahiers libres », 2017), chapitre 9.

4 Siri Hustvedt, Que sommes-nous ? Essais sur la condition humaine (traduction de Frédéric Joly), (Paris/Montréal : Actes Sud/Leméac, 2021/2022), p. 19.

5 Présentée à la Galerie Nicolas Robert du 28 février au 11 avril 2015.