Véro Leduc est professeure à l’UQAM, en action culturelle et au nouveau programme Handicap et sourditude, qu’elle a cofondé. Elle a publié en 2020 un rapport de recherche au Conseil des arts du Canada sur les pratiques artistiques des personnes sourdes et handicapées au Canada.

Charlotte Jacob-Maguire — Première professeure Sourde à l’université au Québec, et chercheuse engagée, vous faites cheminer les pratiques artistiques des artistes S/sourdset handicapés. Qu’est-ce qui vous a menée vers l’action culturelle ?

Véro Leduc — J’ai commencé tôt à m’intéresser à différentes causes sociales. Au fil du temps, je me suis impliquée dans des causes féministes, queer, et auprès des travailleurs et travailleuses du sexe entre autres, et, plus récemment, dans la communauté sourde, donc ça fait un peu partie de mon ADN.

Grâce à des bourses, j’ai fait des études supérieures. J’ai reçu une bourse d’excellence pour mon doctorat en communication, pour lequel j’ai fait une recherche- création sous la forme d’une bande « dessignée » – une bande dessinée bilingue en langue des signes québécoise et en français2. J’ai interviewé des personnes sourdes sur des thèmes comme l’audisme3, la fierté et l’expérience sourdes, et la sourditude.

Ensuite, j’ai fait un postdoctorat à Concordia sur la création médiatique en lien avec les études critiques sur le handicap et la sourditude (Disability and Deaf studies). Puis, j’ai obtenu le poste en action culturelle dans l’un des plus vieux programmes de l’UQAM, créé en même temps que cette université dans les années 1970.

C’est vraiment la croisée de l’action collective et de l’action sociale qui m’intéresse : l’action culturelle fait se rencontrer l’intervention socioculturelle, l’étude des arts et la sociologie. À travers ce type d’action, on peut s’intéresser autant aux rapports sociaux de pouvoir ou de genre, qu’à la diversité capacitaire. Ce poste de professeure m’a permis d’être activiste à temps plein, d’une certaine façon.

En 2021 est parue votre recherche « Les pratiques artistiques des personnes sourdes et handicapées au Canada ». Quelles étaient vos motivations premières à rechercher, recenser et promouvoir ces pratiques artistiques ?

C’était d’aller à la rencontre des artistes sourds et handicapés, mais aussi des travailleurs et travailleuses culturels qui œuvrent de près ou de loin sur ces enjeux dans différentes villes au Canada, de pouvoir découvrir la nature de ces pratiques, et de documenter aussi les principaux obstacles que les artistes recontrent. L’objectif était de produire des connaissances soutenant ou favorisant l’équité culturelle dans nos différents milieux artistiques.

Quelles seraient vos recommandations ?

Premièrement, d’offrir le financement des pratiques artistiques mais aussi des frais d’accès4, comme ceux des interprètes en langues des signes.

Deuxièmement, de diffuser les pratiques artistiques des personnes sourdes et handicapées au sein des milieux culturels. Il faut inclure davantage leurs œuvres sur les plateformes de diffusion, dans les festivals et dans les expositions.

Troisièmement, de sensibiliser le personnel des organismes culturels, des institutions d’enseignement ou de formation artistique à l’existence du capaci- tisme et de l’audisme, et l’outiller pour répondre à ces enjeux. La recherche démontre un besoin pour du matériel de sensibilisation et de formation en matière d’EDI (équité, diversité et inclusion).

Quatrièmement, d’embaucher des agents de programme sourds et handicapés dans les institutions culturelles, particulièrement dans tous les conseils des arts, mais pas que. C’est merveilleux que vous, vous travailliez au Musée d’art contemporain en tant que coordonnatrice à l’accessibilité universelle, mais il faut plus de postes comme celui-ci. Ça permettrait, entre autres, de créer des liens avec les communautés et de soutenir adéquatement les artistes dans leurs demandes de financement.

Finalement, de responsabiliser les hôtes en matière d’accessibilité. Les personnes sourdes et handicapées ne devraient pas avoir à s’occuper de l’accessibilité d’un événement.

Et du côté de l’art, quels sont les principaux constats ?

Il y en a plusieurs. Les personnes sourdes et handicapées ont différentes façons de créer. Cela n’est pas surprenant, car tout art se compose d’une diversité d’approches ! Mais, dans le cas des personnes sourdes et handicapées, c’est intéressant de voir, par exemple, si elles s’affichent comme telles. Utilisent-elles les langues des signes ou un dispositif comme un fauteuil roulant dans leurs créations ?

Il existe un aspect innovateur dans les pratiques sourdes ou handicapées. Comme le souligne Maxime D.-Pomerleau, la danseuse France Geoffroy avait créé une chorégraphie en fauteuil roulant, avec un danseur renversé sur le bras de celui-ci. De cette manière, elle pouvait avancer et lui, il parcourait le mur à l’envers. Cette gestuelle aurait été impossible sans la présence du fauteuil, qui devient une plus-value dans la création.

Le principal obstacle pour les artistes, c’est la présence d’audisme et de capacitisme systémiques dans notre société et dans les milieux culturels et artistiques. Parfois, une salle peut être accessible pour tous les publics, par exemple en fauteuil roulant. Il y a des places réservées, mais la scène, elle, reste inaccessible. Implicitement, cela envoie le message que les personnes handicapées peuvent faire partie des publics, mais ne peuvent pas être des artistes : sans une scène accessible, ils ne peuvent pas y performer.

J’ai aussi été étonnée de constater à quel point les gens ont des idées et des solutions. Ce n’est pas du tout un constat défaitiste – effectivement, il y a de quoi être déprimé face à l’ampleur de la discrimination et des obstacles –, mais il y a aussi énormément de pistes de solution. Dans notre rapport de recherche, on en a regroupé quatre-vingt5 !

Il faut également s’enlever de la tête qu’il est impossible d’avancer en matière d’accessibilité sans l’obtention d’un financement destiné à ces enjeux. C’est faux. On peut commencer par prendre le temps de faire une introspection individuelle ou organisationnelle, puis de voir comment avancer avec les moyens disponibles. 

1  Nom collectif désignant aussi bien les personnes « Sourdes » s’identifiant à la culture Sourde que les personnes « sourdes » qui ne s’y identifient pas.

2  Le court-métrage C’est tombé dans l’oreille d’une sourde de Véro Leduc est disponible sur Vimeo : https://vimeo.com/221645243.

3  L’audisme est un système normatif subordonnant les personnes sourdes et malentendantes par un ensemble de pratiques, d’actions, de croyances et d’attitudes valorisant les personnes entendantes et leurs façons de vivre (par exemple, entendre, parler), au détriment d’une diversité de mobilités et de langues (des signes).

4  Les frais d’accès représentent les coûts que doivent assumer certaines populations, spécifiquement les personnes sourdes, vivant avec un enjeu de santé mentale ou un handicap visible ou invisible, pour bénéficier, au même titre que d’autres, des services et programmes offerts pour réaliser la création, la production ou la diffusion de leur art. Le remboursement de ces coûts peut contrebalancer le désavantage financier induit par des standards qui agissent comme un frein à l’accès.

5  Véro Leduc et al., Les pratiques artistiques des personnes sourdes ou handicapées au Canada, Rapport de recherche (Montréal : Conseil des arts du Canada, 2021), p. 87-99. Une fiche synthèse est également disponible.