Voir l’accident
Dès l’Antiquité, on a reconnu que l’accident jouait un rôle dans le travail de création. Pline l’Ancien, par exemple, raconte l’histoire de Protogène, un peintre grec très méticuleux qui, exaspéré de ne pouvoir figurer l’écume sortant de la bouche d’un chien de chasse, lança une éponge sur son tableau et obtint fortuitement l’effet voulu. Ce rapport dynamique entre contrôle et accident a pris une grande importance au XXe siècle, notamment avec les surréalistes, qui ont souligné la valeur du hasard. Comment, par la recherche de techniques, peut-on faire de l’accident un outil de création ? Deuxième texte d’une série en trois temps.
Dans les pratiques contemporaines, s’il est recherché, l’accident est souvent envisagé comme un phénomène latent, présent dans les matériaux mêmes. L’artiste d’origine mexicaine Ofelia Soto, par exemple, choisit comme supports pour une série d’aquarelles du papier photographique et du bois laqué brillant qui, n’absorbant pas le liquide, et même le repoussant, induisent une perte de contrôle l’obligeant à remettre en question tout son savoir-faire. Comme la matière réagit de façon inattendue, chacun des gestes de l’artiste prend une dimension accidentelle, et des formes inédites se créent : ondulations, craquelures, etc.
Cette passion pour l’expérimentation, on la retrouve dans le travail de la peintre Luce Meunier, qui invente des dispositifs rendant possibles des « gestes picturaux » sans intervention directe de sa main. Les matériaux, soumis à des forces particulières, imposent alors leurs propres configurations et expriment des qualités qu’on ne leur connaissait pas. Pour sa série de tableaux Eaux de surface, commencée en 2015 et toujours en cours, Meunier dispose à la limite du canevas des éponges gorgées d’acrylique liquide qui, imprégnant la toile par gravité, créent des traînées dont la texture rappelle celle de la flamme ou du reflet. L’artiste choisit les couleurs et la position des éponges, mais le parcours du pigment lui échappe en bonne partie, la traînée colorée poursuivant son chemin même une fois l’éponge retirée. S’installe ainsi un dialogue entre le volontaire et l’involontaire, le contrôle et le laisser-faire, l’action et l’observation.
Récemment, c’est à même ses conditions de travail, précaires pour un temps, que Meunier a trouvé de nouvelles façons de générer l’accident. Sa maison à la campagne étant exiguë, l’extérieur s’est imposé comme atelier. C’est ainsi qu’un jour de printemps la neige lui est apparue comme matériau à exploiter. Dans des boules disposées sur ses toiles, elle a injecté du liquide pigmenté, puis a laissé la fonte agir. Se sont alors créées des cellules aux contours irréguliers et aux couleurs claires qui rappellent celles de végétaux vus au microscope.
Comme avec ses éponges, Meunier joue ici sur la distension du temps, ce qui lui permet de voir survenir l’accident et de s’y colletailler. Habituellement associé, selon les Grecs anciens, au kairos, c’est-à-dire au temps de l’urgence et du péril, l’accident devient plutôt une onde extensive où la part d’imprévisibilité n’en est pas moins forte. Comme les conditions de création se transforment d’heure en heure (soleil, vent, température, pluie…), l’artiste doit faire preuve d’une extrême attention.
Il s’agit ici d’une intelligence de la peinture, c’est-à-dire d’une exploration de ses potentialités à travers des recherches techniques.
Son désir, c’est celui de « [s]’accomplir dans l’incertain1 », comme le formule le sociologue Pierre-Michel Menger dans son ouvrage sur les fondements du travail créateur. À cela, le philosophe Edgar Morin ajouterait que « [c]’est bien l’incertitude et l’ambiguïté, non la certitude et l’univocité qui favorisent le développement de l’intelligence2 ». Il s’agit ici d’une intelligence de la peinture, c’est-à-dire d’une exploration de ses potentialités à travers des recherches techniques. Pour Meunier, l’incertitude n’est pas un état d’inaboutissement des idées, mais plutôt une ouverture à l’inattendu dont il faut apprendre à se servir.
Comme l’a dit l’éducateur Fernand Deligny, « [l]’improviste exige une grande densité de prévu3 ». Voilà sans doute pourquoi Meunier multiplie les essais avant de produire ses tableaux. Et même après la phase de test, de nombreuses tentatives sont rejetées, l’artiste ne trouvant pas toujours dans l’image produite cette tension recherchée qu’elle appelle « une géométrie organique ». Cette expression en apparence contradictoire nous rappelle la théorie qui décrit le chaos non pas comme une manifestation du désordre, mais plutôt comme un état complexe d’où émerge un ordre. L’astrophysicien Trinh Xuan Thuan va jusqu’à dire que « [l]’équilibre est synonyme de non-structure et de stérilité, alors que le non-équilibre implique organisation et créativité4 ».
De l’aveu même de Meunier, ses meilleurs tableaux surviennent quand elle commence à apprivoiser l’effet des conditions initiales, quand prévisibilité et imprévisibilité s’entremêlent. L’accident devient alors une clé, comme il l’a été pour Protogène. Mais après un certain temps, puisque le contrôle finit toujours par prendre le dessus, le système mis en place s’épuise. L’artiste doit donc se remettre à la recherche de nouvelles conditions initiales porteuses afin de permettre à l’accident de faire encore son apparition.
La partie 1 de la chronique, « Entendre l’accident », est publiée dans le no 264 – automne 2021 et est disponible ici.
La partie 3 de la chronique, « Vivre l’accident », est publiée dans le no 266 – printemps 2022 et est disponible ici.
1 Pierre-Michel Menger, Le travail créateur. S’accomplir dans l’incertain (Paris, Éditions du Seuil, 2014).
2 Edgar Morin, La Méthode 2 : La Vie de la vie (Paris, Éditions du Seuil, 1980), p. 63.
3 Martin Bakero Carrasco, « L’imprévu », Cliniques méditerranéennes, no 93 (2016), p. 57.
4 Trinh Xuan Thuan, Le chaos et l’harmonie (Paris : Gallimard, 2000), p. 433.