Alain Cadieux – Un découvreur de regards perdus
Il y a les « Rimbaud » qui achèvent leur vie d’artiste à l’âge où la plupart n’ont pas commencé la leur. Et puis il y a l’inverse, les vendangeurs tardifs, ceux qui donnent leur plus belle sève au crépuscule de leur vie comme monsieur Ingres qui peint la sensualité incarnée dans son Bain turc en 1863, alors qu’il a 83 ans ! Alain Cadieux n’est ni poète ni peintre, mais quand il décide de « ne plus faire que ça, de l’art ! », il a soixante ans. Et d’un seul coup sa vie s’embrase. C’est le feu ! Le fer et la pierre, les bois et les cuivres, les panneaux de clôture ornementés d’oiseaux ou bien les sujets en tous genres, animaux baroques, bonshommes de bois peints, barques de pêche ou cabanes d’oiseaux miniatures en bon ou en mauvais état, il récupère tout. Tout lui est bon. Il ne sait pas d’avance à quoi, mais il sent que ça va se retrouver un jour ou l’autre dans l’une de ses pièces.
Alain Cadieux ne dit pas œuvre mais pièce. Il ne sait pas non plus comment se définir : sculpteur lui fait peur. Il préfère « écosculpteur », plus modeste, parce qu’il pratique la récupération et le recyclage des objets. Écosculpteur le rassure. Et il a raison. Son travail est à l’évidence de l’éco / sculpture… Ce qui le rattache malgré lui à une tradition où l’on trouve d’immenses talents à des artistes comme César ou Arman qui, comme bien d’autres, ont procédé au recyclage d’objets pour les introduire dans leurs sculptures. S’ajoutent encore les installations où, depuis les ready made de Duchamp, c’est la règle.
De l’écosculpture comme genre artistique
Le travail d’Alain Cadieux peut être classé comme art naïf, art primitif ou art populaire. Il n’aime ni naïf ni primitif. Il accepte art populaire contemporain sans enthousiasme. Semble rêver à une désignation plus imaginative qui indiquerait un art de composition, lié à une démarche écologique, mais également patrimoniale, dans un sens quasi anthropologique. Le fait de sauver des objets qui ont été en usage 100, 150 ans ou davantage l’émeut, car cela donne une valeur humaine et pas seulement formelle à sa démarche.
La diversité des pièces de l’artiste varie entre des agglomérations d’objets ou de matières qui agissent comme de simples chocs esthétiques, et des compositions de scènes narratives, surréalistes d’esprit. Mais ce fil narratif est entretenu par le seul dialogue des objets. Pas d’arrière-monde, pas de symbole caché, aucune intention pour troubler la fête de l’œil. L’histoire de cet art tient donc dans le récit de l’assemblage des objets, depuis l’anecdote de leur découverte jusqu’à la composition finale, pièce par pièce. Et là, le récitant Cadieux s’avère un intarissable conteur !
Portrait de l’artiste en compositeur
Le travail de Cadieux est constitué de plusieurs éléments qui, assemblés, forment une œuvre inédite qui n’existe dans aucune de ses parties, mais seulement dans leur assemblage. Cadieux est donc un compositeur qui assemble des éléments du passé qui ne sont pas de lui, mais dont l’assemblage lui appartient. Il cherche, au jour le jour, des objets, mais espère surtout des rencontres de ce qu’il appelle ses « artéfacts ». Et il les recherche au hasard des ventes de grenier, garage ou encans, faillites ou brocantes, stocks de liquidations publiques autant que de débarras privés. Quel découvreur de regards perdus ! Perdus pour autant d’objets mis au rencart parce que leur fonction a disparu. D’abord, il les trouve. Ensuite, il les réhabilite, les répare, les modifie un peu, mais le moins possible. Peu à peu, il les rassemble puis les assemble… C’est là qu’il devient un compositeur, et c’est là qu’il exerce son art ! Il redonne sens et valeur à matière ou objet qui l’a perdu en perdant sa fonction. Littéralement, il fait cosmos, ordre, en affrontant le chaos de la dislocation des objets du passé pour leur allouer une signification imaginaire qui les réinstalle dans le présent. Travail d’artiste, s’il en est.
Pourtant, il hésite encore à s’appeler artiste. C’est si jeune tout ça ! Sept ans au plus qu’il compose… Mais déjà, son parcours d’expositions s’est passablement garni depuis Architextures, en 2009. Il faut compter aussi ses nombreuses participations/présentations de sculptures pour des événements ponctuels : Les Maisonnettes du forgeron (2010), Carré rouge (2012), L’homme qui s’était planté sous un arbre dans un pré près de sa vache (2013), La berceuse à bateaux (2013), Québec, Pure et dure (2015 / 2016)…
Cadieux a travaillé vingt ans comme pigiste à monter des décors dans le milieu du cinéma. Il en a tiré une vision multidisciplinaire qui en fait un parfait marieur d’objets. Il a le souci constant de créer des ambiances propres à refléter la petite histoire du quotidien en décalage, c’est-à-dire mariée avec le passé. Les ambiances qu’il insuffle à ses pièces sont elles aussi le résultat d’un assemblage. Un assemblage de mots, au sens où l’on disait de René Char qu’il était un formidable marieur de mots, d’images et d’idées. Curieusement, l’écosculpteur n’a que peu d’attention pour la couleur ou la matière en elles-mêmes. Son intérêt, sa véritable créativité, c’est de constituer une espèce de cadre, un décor, le plus susceptible de faire apparaître ses artéfacts. Faire voir le visible tombé dans l’invisible, en quelque sorte…
Le mur des pigeons rouges et le problème de Brancusi
Alain Cadieux travaille actuellement à la confection d’un mur de scène « Les pigeons rouges » pour une pièce de théâtre : « Foirée montréalaise », au Théâtre La Licorne (décembre 2016). Un mur de 2,5 x 6,3 mètres surmonté d’un écran qui va, littéralement, le surdimensionner. Son rêve est que ce mur / installation – c’est un mur flottant – joue le rôle d’un huitième personnage du spectacle : la pièce sculptée dans la pièce jouée. D’une certaine manière le rôle de l’abîme ; tradition de théâtre !
Ce concept de mur flottant attire l’attention sur une question qui a longtemps hanté Brancusi et continue d’encombrer la sculpture : le socle. D’ailleurs, il n’y a plus, après lui, aucune réponse disciplinaire à cette question. Il appartient désormais à chaque artiste de la résoudre à sa façon. La réponse de Cadieux est sans doute sa plus puissante résolution du problème touchant la sculpture, pourtant il n’en parle pas. Sa solution est un socle nomade, si l’on ose dire. Et dont les tréteaux seraient le symbole. Ses socles, ce sont ces morceaux de poutres ou de fers dressés en tréteaux, morceaux de pierre déclassés ou de métal rouillé et qui indiquent qu’un amalgame d’objets, appelons-le une œuvre, est posé là, en attendant, installé dans le provisoire sur des fragments de matière qui d’ailleurs en font partie – socle et œuvre font un – en attendant que l’œuvre migre vers d’autres cieux d’exposition. À moins d’être renvoyée au chemin qui ne mène nulle part… l’oubli ! Jusqu’à ce qu’à l’autre bout du temps, un autre écosculpteur la ressuscite. Ainsi, le véritable socle de ces pièces est en définitive le passage du temps lui-même.
La boucle est bouclée, l’œuvre dont la matière est arrachée au passé chemine de récupération en actualisation pour jouer, un temps, sa présence comme une épreuve d’art contemporain. Sauf qu’elle contient en plus – outre la preuve de notre finitude – la promesse d’une résurrection rêvée de notre passé. Art qui explique si bien, trop bien, notre acharnement à vivre en dépit du néant.