ARKADI LAVOIE LACHAPELLE. Le récit d’une correspondance
Quelque temps avant que j’écrive ce texte, arkadi lavoie lachapelle était mentor·e à l’occasion de la Rencontre interuniversitaire de performance actuelle (RIPA). Iel écoutait, instruisait, conseillait, et tirait au tarot les artistes émergent·e·s participant·e·s, afin de divulguer différemment son savoir des pratiques performatives. L’artiste originaire de Lanaudière a également fait partie cette année de la liste préliminaire du prix Sobey pour sa pratique plurielle. « Ses œuvres multidisciplinaires aux racines performatives rassemblent des gestes, des objets, des poèmes et créent des images complexes qui abordent des enjeux biopolitiques1 », peut-on lire sur le site du Musée des beaux-arts du Canada.
Il faut dire que sa pratique rassemble aussi des gens, qu’iels soient des artistes, étudiant·e·s, adolescent·e·s ou aîné·e·s. En 2012, arkadi présente la sculpture La chorale, un banc berçant surdimensionné et démontable construit en collaboration avec l’ébéniste Gilles Rivard. En 2016, La chorale a été installée durant toute l’année scolaire à l’école secondaire Mont-de-La Salle, à Laval, dans le cadre d’une collaboration avec le centre d’artistes Verticale. Le banc a été si populaire et si utilisé qu’il a été fragilisé, ce qui a poussé les étudiant·e·s à se mobiliser pour recueillir des fonds afin « d’en faire construire un autre, plus solide, qui pourrait durer cent ans2 ». Involontairement, arkadi lavoie lachapelle a permis à des jeunes non initié·e·s au milieu de l’art, particulièrement aux enjeux de collectionnement, d’avoir leur mot à dire, de faire entendre leur voix dans un processus qui est complètement méconnu de la population. L’opacité des processus d’acquisition dans les musées ou les autres institutions, le capitalisme, le patriarcat et le racisme sont intimement liés à la gestion des collections et font de La chorale une œuvre qui non seulement réunie et invite, mais aussi transmet.
La transmission intergénérationnelle est presque prédestinée chez arkadi lavoie lachapelle. En 2019, iel part pour un voyage de ressourcement sur les routes de la Californie après qu’un incendie soit survenu dans son appartement, puis qu’un accident de vélo ait interrompu ses performances, dans lesquelles iel jouait au soccer dans la vitrine du centre d’artistes articule, pour l’exposition World Cup! (2018) organisée par Amber Berson. Avec Sharky, sa minifourgonnette achetée pour l’occasion, iel traverse la frontière, après un « good luck » du douanier. J’ai pu suivre ses projets d’œuvres postales et nous avons échangé plusieurs lettres. J’ai découvert à cette occasion un·e artiste intéressé·e par la guérison, la sexualité et l’alchimie. En 2020, de retour à Montréal, arkadi participe à l’exposition des membres d’articule. Cette activité offre aux membres la possibilité de fouiller dans les archives du centre afin de créer de nouvelles œuvres. C’est là qu’arkadi trouve une carte postale de l’artiste Jeannie Kamins, « une artiste fascinante, qui décida d’arrêter sa pratique artistique après 30 ans et de devenir agente immobilière pour sortir de la pauvreté3». L’exposition L’art compromis – Art in Jeopardy (articule, 1988), qui faisait partie du mouvement d’opposition aux tentatives de réforme législative en matière d’obscénité, nourrit les recherches d’arkadi et lui permet de créer Masturbation alchimique (2020), une série de gravures montrant des formes diversifiées de masturbation, un strap-on, et un gigantesque néon reprenant le titre de l’œuvre. Les archives de Jeannie à articule aident à propulser la recherche d’arkadi : ce qu’iel découvre dans la boîte consacrée à sa consœur, à Artexte, est un lot de cartes postales réunies dans une belle enveloppe sur laquelle est inscrit « Dirty Pictures » (« dessins coquins ») (1987). « J’ai trouvé ça incroyable ! Qu’elle fasse de l’art postal é-ro-ti-que, c’est exactement ce qui m’intéresse ! » me dit arkadi lors de notre entretien. C’est à ce moment-là qu’iel fait les premiers pas et lui écrit : « J’ai quelques questions au sujet du fait que tu as arrêté d’être une artiste après 30 ans. J’ai moi-même de la difficulté à vivre de mon art, comme la majorité des artistes que je connais4. »
De longs échanges téléphoniques et épistolaires entre les deux artistes ont lieu ; Jeannie lui envoie quelques autres dessins coquins, puis arkadi lui propose de collaborer avec elle. Pour cette œuvre, les deux artistes discuteraient, puis arkadi créerait une image sur l’expérience de masturbation telle que vécue par Jeannie. J’interromps son récit pour lui demander ce qui les a amené·e·s à traiter spécifiquement de masturbation. Iel me répond que, fascinée par le corps nu depuis son enfance, Jeannie lui a envoyé par la poste beaucoup de représentations de femmes se masturbant. L’intérêt d’arkadi pour les images érotiques est centré sur la représentation du plaisir solitaire. À travers notre correspondance durant son voyage en Californie, j’ai découvert un·e arkadi qui guérit. Cette guérison passe en partie par la découverte de son propre plaisir solitaire, étant donné qu’iel passe de longs moments seul·e sur la route. La masturbation est un point commun à ces deux artistes, qui leur permet de parler de soin, de permission, de vulnérabilité.
Cette première collaboration intitulée Se toucher : le pool party (2022) a été présentée dans le cadre de l’exposition Masturbation alchimique : les vagues (2022), à Atelier Circulaire. Une deuxième collaboration avec Jeannie Kamins a eu lieu par correspondance. Cette dernière reçoit par la poste un nécessaire de gravure de la part d’arkadi. À tour de rôle, elle et iel commencent et finissent les gravures l’un·e de l’autre. Cela a mené à la création d’un calendrier sexy. Grâce à cette nouvelle œuvre, nous avons pu assister au développement d’une relation multigénérationnelle entre deux artistes aux pratiques et aux perspectives différentes. Cette démarche témoigne également des pouvoirs de la collaboration, et de la manière dont des relations affectives permettent de plonger dans des sujets difficiles à aborder comme la sexualité, et leur donne automatiquement une perspective intersectionnelle, car les performances, les sculptures et les linogravures d’arkadi servent d’intermédiaires entre des participant·e·s de genre, d’âge, et d’origines culturelles différents.
1 Musée des beaux-arts du Canada, « arkadi lavoie lachapelle, Prix Sobey pour les arts », 2023,
beaux-arts.ca/a-laffiche/prix-sobey-pour-les-arts/artistes-2023/quebec#lachapelle.
2 « Mont-de-La Salle acquiert une énorme œuvre d’art », Courrier Laval, 20 mai 2022, courrierlaval.com/mont-de-la-salle-acquiert-une-enorme-oeuvre-dart/.
3 arkadi lavoie lachapelle, Masturbation alchimique, 2020, arkadilavoielachapelle.com/musturbation.
4 Traduction libre d’un courriel original, rédigé en anglais : « While making researches [sic], I found a postcard of yours in the archive at the centre and I looked to your website. And WOW! I also found your artist’s dossier at Artexte with 14 postcards “Dirty Pictures” and the article about the exhibition you curated at articule after the Bill-54 was passed. I have a few questions to ask you about the fact that you stopped being an artist after 30 years. I am also experimenting the difficulty of living of my art as the majority of artists I know around me. »