Depuis 2014, Catherine Lescarbeau produit des œuvres conceptuelles bio-critiques, sous le nom d’une entreprise fictive de services horticoles appelée Le département des plantes de bureau. Établie sur un protocole empruntant aux méthodes de la botanique ou des services-conseils horticoles, sa démarche met en question nos rapports à la nature et le fonctionnement de nos établissements, artistiques ou universitaires.

Lors d’une recherche dans les archives du Musée des beaux-arts du Canada, réalisée dans le cadre de sa maîtrise en arts visuels et médiatiques à l’UQAM, elle remarque la présence discrète de plantes d’intérieur dans l’installation Environment (1969) du collectif N.E. Thing Co. Les artistes Iain et Ingrid Baxter avaient alors installé le siège social d’une compagnie fictive au rez-de-chaussée du Musée, logé à l’époque sur la rue Elgin à Ottawa. Sa démarche entière s’appuie sur un détail de cette installation : une plante d’intérieur cachée derrière une porte entrouverte portant la mention « Plant » qui, en anglais, désigne à la fois un spécimen végétal, une usine ou une centrale énergétique. La polysémie du terme accentue la portée ambiguë de son geste artistique, alors qu’elle réfléchit à quoi pourrait être destiné un département des plantes dans le contexte des activités d’une entreprise commerciale ou d’une grande organisation. Elle s’adjoint pour ce faire l’expertise du botaniste François Lambert pour identifier par leur nom scientifique les spécimens qu’elle répertorie au fil de ses créations en calquant les méthodes d’observation de la biologie, appliquées à différents contextes institutionnels.

Avec Le département des plantes de bureau, Catherine Lescarbeau souligne les fonctions purement décoratives des plantes et leur statut accessoire, voire dérisoire. Cette position les confine d’ailleurs à une relative invisibilité. Mises délibérément à l’avant-plan dans le cadre d’expositions, les plantes participent à un renversement de situation en révélant l’organisation même des établissements qui les accueillent, le morcellement et l’uniformisation des activités selon les lieux et la gestion optimale de l’espace suivant des fonctions déterminées. Ainsi, l’aménagement individualisé des bureaux au Service des finances de l’UQO et l’anonymat des lieux publics à Concordia séparent ceux qui offrent les services de ceux qui les reçoivent au sein de ces universités. Ils font figure d’exemples de principes dont l’humain s’est doté pour encadrer son mode de vie, le plus souvent intérieur, et qui caractérisent son biome au sein d’un écosystème modulant ses rapports avec ses pairs et avec le vivant.

Mises délibérément à l’avant-plan dans le cadre d’expositions, les plantes participent à un renversement de situation en révélant l’organisation même des établissements qui les accueillent.

Des plantes d’université

À l’invitation de la commissaire Marie-Hélène Leblanc, Catherine Lescarbeau réalise en 2016 un inventaire exhaustif des plantes se trouvant dans les pavillons Alexandre-Taché et Lucien-Brault de l’Université du Québec en Outaouais (UQO). Elle y recense près de 350 spécimens, isole les plus courants et identifie le Service des finances comme étant le département comptant le plus grand nombre de végétaux. Avec la complicité des employés qui y travaillent, elle déménage les plantes dans l’espace de la galerie le temps d’une exposition. Elle reproduit au plancher l’aménagement des bureaux du service et y dispose chacune des plantes à la place correspondant à la sienne. Une mosaïque de petits clichés noir et blanc reproduit l’ensemble des plantes photographiées dans leur milieu au sein de l’université. Des impressions couleur de plus grandes dimensions représentent les quelques spécimens les plus courants, dans une composition évoquant autant la planche d’herbier que l’affichage commercial.

Publié récemment, Le catalogue des plantes de bureau de l’UQO, un ouvrage sous forme de rapport regroupant les fiches des plantes répertoriées, des essais de David Tomas et de Marie-Hélène Leblanc et une série de graphiques produits par François Lambert, botaniste collaborateur, constitue une autre composante de l’exposition.

Dans l’esprit de cette importante étude, Catherine Lescarbeau a réalisé l’installation Terrarium (2016) pour la Galerie Leonard & Bina Ellen de l’Université Concordia, autour des plantes des espaces publics de l’université : halls d’entrée, lieux de passages, murets de séparation, rebords de fenêtre ou de comptoirs. Le cube SIGHTING a alors été transformé en dispositif de présentation des plantes d’intérieur (naturelles et en plastique), comme on en retrouve dans les musées d’histoire naturelle. Sur place, un livret identifiait chacun des spécimens et caractérisait leurs milieux de vie d’origine, tout en prodiguant des conseils quant aux soins à leur apporter en tant que plantes d’intérieur.

Vues de l’installation Terrarium (2016)
Université Concordia, Pavillon Henry F. Hall
Photos : Catherine Lescarbeau

Des plantes de galerie

Dans ces deux interventions, Catherine Lescarbeau se penche sur l’organisation d’universités plutôt que sur le milieu artistique proprement dit. Pour l’exposition de groupe Que disent les plantes (2019-2020) à la Galerie d’art Stewart Hall, elle fouille les archives de l’établissement à la recherche de plantes d’intérieur, présentées dans les expositions depuis l’ouverture de la galerie. Elle réitère en cela la même méthode, inspirée de la démarche scientifique et des opérations d’un service-conseil horticole commercial. En plus de les identifier par leur nom scientifique, le cartel qui les accompagne cette fois présente une photographie de l’exposition où cette plante avait initialement été montrée, en mentionnant son titre et la date de présentation. La présence de végétaux apparaît assujettie ici aux mêmes conditions que dans les autres contextes institutionnels, où le vivant se subordonne aux occupations humaines.

Dans chaque itération de son département des plantes de bureau, Catherine Lescarbeau met aussi de l’avant l’origine exotique des plantes, tropicale ou subtropicale pour la plupart. Elle souligne en cela les échanges transnationaux, voire transcontinentaux et coloniaux, dont ces spécimens sont issus historiquement, bien qu’aujourd’hui intégrés à une chaîne de production et de commercialisation ayant des ramifications locales. Alors que les lieux d’accueil des spécimens retenus par l’artiste agissent comme un écosystème, les végétaux s’affichent quant à eux comme un produit comme un autre, souvent soumis à des conditions de vie austères, parfois hostiles, attestant d’une nécessaire résilience dans ces contextes qui déracinent profondément leurs qualités d’êtres vivants au profit de leur statut de produit.

Se jouant de manière ludique des protocoles de la recherche scientifique et des manières de faire de services-conseils horticoles, Catherine Lescarbeau rend la présence de végétaux incongrue, mais éloquente au regard des rapports que nous entretenons avec les espaces intérieurs, théâtre de nos activités quotidiennes, à la fois en tant qu’écosystèmes qu’au regard de nos liens avec le vivant.