CÉLINE HUYGHEBAERT. Quelques traces que je t’envoie
J’ai souhaité faire un portrait comme on raconte, inévitablement de façon fragmentaire, une rencontre avec une artiste, car tenter de faire le portrait de Céline, c’est se vouer à l’échec. Et c’est probablement plus fidèle ainsi : comme un texte paysage, puisqu’aussitôt capté, il n’est plus le même.
Cette fidélité prend ancrage dans une approche où, lors de cette rencontre à l’automne dernier, qui se prolonge depuis par une correspondance écrite, je me suis glissée dans les pantoufles de Céline. Je réponds à une invitation de sa part à passer un moment dans le chez-soi de l’autre, avec comme souhait commun de trouver l’écho entre son œuvre portant le texte en son noyau, et mon texte ici qui témoigne d’une bribe de cette expérience. Des pensées encore en train de se façonner y trouvent alors la permission d’exister, et l’effet un peu spectral s’inscrit dans cette intention.
Je m’élance ainsi à partir d’un moment passé dans l’espace de création de l’artiste et écrivaine. Un lieu physique, celui de l’atelier et de la rencontre entre deux personnes, mais aussi celui de l’espace créé par sa démarche, au travers de laquelle elle fait place aux silences que portent nos histoires et nos corps. Pour écrire ce portrait, je me suis notamment prêtée à des exercices d’écriture qu’elle avait proposés dans un atelier. Je me suis aussi rapprochée d’un de ses procédés de création en croisant le documentaire à la fiction. Faire ainsi est peut-être, ou surtout, une manière de témoigner de la valeur accordée au collaboratif et au relationnel qui est au cœur du travail de Céline, qui provoque son écriture et qui a occasionné une synchronicité entre nous.
« J’ai accepté de me laisser observer pendant que j’observais, d’ouvrir ma maison et mes tiroirs, de dévoiler la nudité de mon corps et la fragilité de mon cœur1. »
UN RÉCIT D’ATELIER
L’atelier de Céline est lumineux et, par sa manière d’accueillir le mobilier, il permet au corps de bouger. Il permet que le somatique imprègne alors le travail, que l’identité puisse s’aérer. Elle m’y a invitée un après-midi froid de novembre. On s’y est assises au sol, sans le remarquer ; captivés par notre conversation, nos corps ont choisi de se déposer devant des parcelles d’œuvres étalées sur le plancher. Elle me raconte toutefois que c’est un adieu à cet espace qui se prépare comme elle le quittera bientôt.
Lors de notre rencontre précédente, dans un parc public, nous avions longuement discuté du chez-soi, de notre rapport à l’espace domestique et de création. Comme Mona Chollet, nous avions « retenu qu’un coin de lecture devait être à la fois un nid où se pelotonner et un poste d’observation, ou de contemplation2 ».
Un grand soin est offert à cette enveloppe qui porte son univers artistique, mais l’atelier de Céline est aussi les lieux et les mots qui l’habitent ; c’est aussi la mer et ses secrets, la bibliothèque portative qui la suit dans ses voyages et les habitudes qui se créent au passage.
Tu me parles de ton envie de faire un lien entre cette contamination et les constellations d’artistes ou de personnes qui se forment et avec lesquelles on écrit, on pense, on crée, on respire. En bricolant mes pensées à fleur de peau, je me demande moi aussi ce que je peux faire avec ce que j’ai attrapé des autres. Ici, j’ai le privilège de ta confiance, je sais avec quasi certitude que tu m’octroies même la liberté de fictionnaliser ton portrait, car il pourrait être plus vrai qu’autrement. Mais un doute persiste par moments. Est-ce cette hésitation, néanmoins, qui participe au tissage des connexions dans cette constellation ?
LA SENSATION DE LA HANTISE
La parole de Céline hante ce texte. La sienne, comme la mienne, est aussi habitée de fantômes : les paroles, les voix, les écrits et les corps de bien d’autres que l’on porte en nous. Avec l’exposition Un cas particulier / A specific woman (2021), itération d’un projet qui occupe depuis plusieurs années la pratique de Céline, je sens toute la portée d’une démarche qui cherche à connaître le rôle de ces spectres.
Céline s’intéresse à l’annexe et aux oubliettes. Les poussières qu’elle soulève avec douceur et attention me donnent l’espoir d’être en mesure de résister à ses côtés au vent parfois trop brusque.
Sans chasser les ombres qui passent, elle se demande ce qui charpente la pratique de nombreuses artistes, les irrégularités ou les faux détours qu’elles ont empruntés. Par leurs écrits, Céline rassemble la vulnérabilité de chacune en une fiction. Ou peut-être, plutôt, cherche-t-elle à tendre la main à ce qu’on a tenté de supprimer.
Tu me confies que nous travaillons le texte de la même façon, entourées de la voix des autres, en écho à elles. Et même s’il y a des moments où tout le bruit qui m’entoure assourdit ces présences, ou encore si elles m’effraient, je continue, comme toi, de tricoter les mailles d’un assemblage aussi volubile soit-il.
Le texte, dans sa démarche, prend une dimension matérielle ; certes, il existe au mur ou par la présence d’objets de papier qui s’installent habilement, par ses manipulations, en salle. Or, cette matérialisation de la pensée écrite n’en est qu’une dimension. L’écriture y est aussi porteuse des traces du corps comme l’est l’argile manipulée de mains nues ; elle existe par le truchement des gestes du corps et par son besoin de tracer ses contours dans l’espace, de se convulser de forme en forme en atelier.
La polysémie du texte est chez Céline le souffle de ses articulations et l’enracinement de ses déplacements.
APRÈS L’ÉCHEC, LA TRAVERSÉE
Attraper le vivant de l’incohérence, c’est pour Céline se pencher sur le geste mineur.
C’est encore Mona Chollet qui nous rappelle que « cette circulation d’images, de mots, de pensées nous touche à une profondeur qu’on ne mesure pas toujours3 ».
Il y a une position, embrassant l’affect, que le texte permet dans l’œuvre de cette artiste, entre l’accumulation et le déplacement, de manière à rendre tangibles et légitimes les tremblements de l’être et la préciosité de l’évaporé.
Tu voulais croire à l’autosuffisance du texte, et tu avais aussi envie de me raconter tout ce qui n’a pas marché, toutes les idées, intuitions, pistes qui n’ont finalement pas pris forme.
1 Nathalie de Blois, dans Sylvie Cotton et Nathalie de Blois, moi aussi(Montréal : Éditions les petits carnets, 2013), p. vii.
2 Mona Chollet, Chez soi. Une odyssée de l’espace domestique (Paris : Éditions Zones, 2015), p. 42.
3 Ibid, p. 56.