CHUN HUA CATHERINE DONG. Une conversation inachevée
Chun Hua Catherine Dong est une artiste de la performance qui utilise son corps comme un vecteur conceptuel et politique. À travers la photographie et la vidéo, elle présente des œuvres qui contestent les relations de pouvoir dans les cultures dominantes tout en célébrant ses propres origines et en revisitant l’histoire de l’art. L’artiste, qui vit et travaille à Montréal, découvre aujourd’hui la réalité virtuelle comme un outil de création.
Ma première rencontre avec Dong s’est produite lors de la conférence Encuentro à Santiago en 2016, organisée par l’Institut Hemispheric autour des enjeux sociopolitiques de l’art performance. Cette biennale a eu lieu pendant une période d’instabilité politique au Chili lorsque la communauté étudiante protestait contre les mesures d’austérité économique et que les brigades antiémeutes déferlaient dans les rues. En réponse aux manifestations, Dong présentait sa performance chorégraphiée The Yellow Umbrella – An Unfinished Conversation dans l’atrium de l’Université du Chili. Sans préambule, douze performeuses vêtues de robes noires sont entrées dans les lieux, chacune portant un masque respiratoire N95 et tenant un parapluie jaune dans ses mains. Composée d’une série de dix gestes consécutifs exécutés en répétition, l’œuvre faisait référence, entre autres, à la « révolution des parapluies » qui a eu lieu à Hong Kong en 2014, une série de manifestations prodémocratiques contre l’emprise croissante de l’État communiste chinois sur la région administrative spéciale. Comme pour la plupart des œuvres de Dong, les implications politiques de la pièce étaient élevées, incarnant une série d’actions et regroupant divers corps qui reliaient des mouvements de protestation étudiants géographiquement disparates, du Chili à la Chine.
Le travail de Dong est axé sur son corps – un corps politique – qu’elle représente dans différents contextes. Lors de sa toute première performance dans un cours à l’Université d’art et design Emily Carr, à Vancouver en 2009, elle s’est mise à nu et s’est retrouvée à la fois vulnérable et sans pudeur, une posture qu’elle explore encore à ce jour dans sa démarche artistique. Dans Husbands and I (2009-2011), un projet de performance, de photographie et de vidéo, l’artiste examine sa relation avec la culture occidentale en partageant des moments de proximité avec des hommes blancs qui ont accepté de jouer le rôle d’époux éphémères lors d’une journée ou d’une minute passée avec elle. Elle accumule ainsi 325 images où on la voit accompagnée d’autant d’hommes et vêtue d’une robe chinoise. Par ces unions symboliques, l’artiste s’interroge sur son identité en tant qu’immigrante à la recherche d’une seconde patrie, tout en rejouant les codes d’assujettissement du corps féminin asiatique comme un objet de désir exotique. L’intimité et la famille, ainsi que la discrimination raciale, l’identité ethnique stéréotypée et les rapports de genre sont des thèmes récurrents dans son œuvre.
Dong se livre aussi à la création d’actes performatifs en huis clos devant un appareil photographique dans son atelier à Rosemont ou à l’Université Concordia. Isolée de sa communauté artistique de la côte Ouest à son arrivée à Montréal et sans lien avec les espaces d’exposition de la ville, elle crée des pièces qui font référence à l’histoire de la performance tout en la déconstruisant – par exemple, la série Seven Idiomatic Pieces (2012) dans laquelle elle performe des idiomes anglais par des actions et des gestes, réalisée en hommage à l’artiste serbe Marina Abramović. Dans son travail de performance pour la caméra, Dong démontre un contrôle optimal de son sujet. Chaque image est percutante grâce à une esthétique raffinée combinant un sens impeccable de la composition et une attention minutieuse aux détails.
Dans son travail de performance pour la caméra, Dong démontre un contrôle optimal de son sujet. Chaque image est percutante grâce à une esthétique raffinée combinant un sens impeccable de la composition et une attention minutieuse aux détails.
Dans la série I Have Been There (2016-), elle s’intéresse aux concepts d’appartenance, de diaspora et de sa présence dans l’espace public. Lors de ses déplacements à l’étranger, elle occupe le sol de divers sites historiques et d’attractions touristiques, parmi d’autres lieux significatifs pour chaque pays. Elle se prend en photo allongée au sol et recouverte d’un drap traditionnel chinois en soie brodée qu’elle a fabriqué. Cette performance fait référence à une tradition funéraire provenant de Yueyang, la ville natale de l’artiste en Chine, qui prend place à la mort d’un parent âgé : chaque fille du défunt tisse un linceul en soie pour recouvrir le cadavre. Dong, dont le corps est souvent marqué comme étranger et assujetti à des contrôles douaniers excessifs, se transforme en un monument dans l’espace public : la performance n’est complétée que si les autorités sur place tolèrent son action et sa présence, autrement celles-ci l’empêchent directement de poursuivre la prise de photo. L’artiste explore aussi les limites de son privilège et de sa mobilité, alors qu’elle commence sa série après la crise des migrants de 2015. Les images des performances qui ont pris place entre 2016 et 2020 à Santiago, Toronto, Paris, Séoul, Athènes, Mexico City, Beijing, Istanbul, Huangshan, Sao Paulo et Kyoto, entre autres, deviennent presque une marque de commerce pour l’artiste.
L’impossibilité de se déplacer ou de se réunir, en plus de la montée des actes racistes envers les personnes asiatiques depuis la pandémie, auraient pu contraindre Dong à une impasse créative. La Montréalaise se dit malgré tout comblée par certaines découvertes, dont l’exploration du travail en réalité virtuelle qui lui offre de nouvelles modalités performatives. Elle expérimente avec l’univers fictif de cette technologie en insérant son corps numérisé dans un paysage imaginaire. Les images qui en résultent rappellent les actions performatives de I Have Been There, reprenant le motif de sa silhouette allongée au sol recouverte de linceuls funéraires, cette fois dans un environnement de réalité virtuelle. Une nouvelle œuvre réalisée par le biais de la réalité augmentée, présentée au Capture Photography Festival à Vancouver en avril 2021, The Misfits (2020) se distingue de son corpus habituel par son absence dans l’image. Dans cette série, Dong s’inspire des tissus chinois pour examiner deux créatures mythiques : le dragon et le phénix. Elle les réinterprète d’un point de vue contemporain et féministe. Avec ces photographies activées par la réalité augmentée, l’artiste amorce de nouveaux horizons prometteurs et reste à la fine pointe des tendances et de la technologie en art contemporain.